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Lire et comprendre les manuscrits du Corpus Iuris Civilis du XIIe siècle

Introduction

Ce chapitre vise à présenter aux étudiants les techniques développées par les scribes du XIIe siècle pour doter les exemplaires de textes de Justinien de gloses, de signes et de repères. Ce chapitre est donc un complément à l’article de Joanna Frońska, dans lequel elle décrit, entre autres, la mise en page et l’articulation des manuscrits juridiques jusqu’en 1450. Par conséquent, les termes techniques expliqués par Frońska seront utilisés sans autre explication.

L’article ne décrit ni énumère les manuscrits en question ici, car ils sont énumérés et en grande partie décrits en détail dans la base de données Manuscripta juridica.

La connaissance des pratiques d’écriture à l’œuvre dans la production des manuscrits juridiques facilite leur analyse et leur utilisation. Elle permet en outre d’évaluer l’époque à laquelle un exemplaire du texte de Justinien (ou d’une partie de celui-ci) a été produit. En effet, les pratiques ont progressivement changé au fil des années. Diverses habitudes se sont succédé. Leur ordre chronologique est désormais bien établi et peut donc servir d’échelle temporelle de référence. Si vous comparez deux manuscrits (ou des parties de manuscrits), la comparaison des pratiques de leurs producteurs peut vous indiquer lequel est le plus ancien. Si vous parvenez, par un autre moyen, à dater le plus ancien, vous obtiendrez indirectement un terminus post quem pour le plus jeune, et viceversa. Cette méthode peut même vous aider à réorganiser toute une série de manuscrits (ou des parties de manuscrits) dans une séquence temporelle.

L’évolution vers un modèle standard de glose du Corpus Iuris s’est progressivement poursuivie jusqu’en 1160 environ. À ce moment, un modèle idéal a été trouvé, appliqué à l’unanimité jusqu’en 1210-1220 environ. Mon article n’aborde pas ce développement postérieur dans la mesure où il a été suffisamment décrit par Joanna Frońska.

Gloses, signes et repères

La plupart des chercheurs qui s’intéressent aux manuscrits de droit romain du XIIe siècle souhaitent les utiliser pour des études en histoire du droit. Ils espèrent de la sorte obtenir de meilleures intelligences sur les premières étapes de l’enseignement académique du droit et sur le développement progressif de la culture juridique. Ces espoirs se réaliseront certainement par l’analyse des gloses, des signes, des repères et même des dessins dont les scribes et les utilisateurs ont pourvu les volumes du Corpus Iuris Civilis (L’Engle, 2022). Ce paratexte montre en effet comment les premiers maîtres manipulaient les textes et travaillaient avec eux.

Au cours des cinquante dernières années, de bonnes études à ce sujet ont été publiées (Ferreri, 2010 ; Glöckner, 1989 ; Roumy, 1998 ; Chiodi, 1996 ; Padovani, 1983 ; Nardi, 1979) et il existe dans la bibliographie de récentes vues d’ensemble (Dolezalek, 2022, 2021 et 2002). En outre, certains travaux comportants des analyses très soignées ont permis la découverte d’ouvrages juridiques dont on ne connaissait pas l’existence (Bellomo, 2011 ; Dolezalek et Ciaralli, 2010 ; Loschiavo, 2014).

En comparaison, le texte principal des manuscrits (le texte de Justinien) est bien moins porteur de tels renseignements. Justinien n’a fourni que des informations sur le droit romain antique. Cependant, les jeunes chercheurs qui s’intéressent au droit antique n’ont pas besoin de revenir aux manuscrits médiévaux. Leurs besoins seront suffisamment satisfaits par les éditions modernes imprimées. De nombreux grands érudits ont fait de leur mieux pour reconstituer la version originale issue de l’Antiquité. Bien qu’en théorie n’importe qui puisse examiner les manuscrits et trouver des éléments supplémentaires pour remettre en question le texte reconstitué, cette tâche devrait plutôt être laissée à des spécialistes avancés.

Pour mener à bien des études en histoire du droit, les analyses des premiers exemplaires des textes de Justinien sont particulièrement enrichissantes. Leurs gloses, signes et repères nous montrent comment les premiers maîtres se sont débattus avec ces textes. Un processus d’acquisition de connaissances et d’expériences de plus en plus poussées, étape par étape, était encore en cours. Les pionniers n’avaient personne pour leur entraînement en droit romain. Ils ont donc élaboré toutes leurs connaissances par leurs propres moyens.

Les premiers professeurs de droit pouvaient encore choisir les doctrines qu’ils voulaient déduire des textes. Ils pouvaient sélectionner les thèses romaines qui convenaient encore aux circonstances économiques et sociales de l’époque. Mais certaines situations médiévales ne se laissent plus régler directement par le droit antique. Pour ces situations, il fallait créer des analogies aux textes romains. Les éminents professeurs de droit étaient en concurrence entre eux. Chacun professeur cherchait des passages de textes romains qui puissent fournir des arguments en faveur de la proposition qu’il voulait suggérer pour résoudre un problème. À cet égard, le début du XIIe siècle fut une période d’expérimentations et d’essais.

Une vue d’ensemble des pratiques documentaires des producteurs de manuscrits

Les scribes spécialisés dans la production de manuscrits juridiques n’ont pas inventé à l’improviste le paratexte et sa mise en page. Les idées allaient et venaient entre eux et leurs clients, les juristes. Les exemplaires qui appartenaient à un juriste renommé et qui étaient dotés par lui de gloses, de signes et de repères, étaient ensuite utilisés comme modèles dans les ateliers d’écriture (Dolezalek, 1989). Les scribes en copiaient le texte principal, avec plus ou moins d’éléments paratextuels. D’autres juristes ont ensuite acheté ces copies passablement préparées et ont continué à améliorer et à compléter le texte principal ainsi que les gloses, signes et repères.

Attention : dans presque tous les exemplaires anciens, des parties du texte de Justinien sont effacées et réécrites, en étapes, pour atteindre à ce qu’on tenait pour une version du texte communément acceptée, car au début il n’existait pas un unique texte commun aux glossateurs bolonais. En particulier, les exemplaires du Digeste reçoivent au cours des décennies, « goutte par goutte », pour ainsi dire, les formes textuelles du manuscrit antique préservé à Pise, devenues entre-temps un standard. Il se peut donc que des gloses, signes et repères en marge d’un exemplaire se réfèrent à des mots d’un ancien texte principal qui entre-temps fut effacé et n’existe plus dans cet exemplaire.

Au début du XIIe siècle, les marges des exemplaires étaient vides ou presque. La façon dont une glose ou un signe était écrit ou marqué n’avait donc que peu d’importance. Mais au fil des années les marges des pages se sont de plus en plus remplies et les espaces entre les lignes du texte principal se sont comblés de gloses interlinéaires, même longues. Il était alors déroutant d’avoir une masse non ordonnée et non distincte de gloses, de signes et autres ajouts.

L’idée suivante s’est donc progressivement imposée : la mise en page de chaque feuillet devait indiquer au premier coup d’œil quels étaient ses éléments et à quoi étaient-ils destinés. Pour parvenir à ce but, il fallait restreindre l’habitude de noter des gloses entre les lignes du texte principal. Cet espace était destiné en premier lieu aux signes qui lient les mots du texte principal à leurs gloses respectives en marge. Seulement quelques gloses très courtes, çà et là, étaient ainsi acceptables entre les lignes, mais seulement un petit nombre par page. En sus, les exemplaires devaient être produits avec des marges assez larges pour accommoder une grande quantité de gloses et permettre d’attribuer à chacun des trois types de gloses un mode différent de mise en page pour faciliter leur identification. Ces trois types se distinguent par leur fonction : les notabilia soulignent des passages jugés particulièrement importants ou dignes d’attention, les allegationes renvoient à des passages parallèles ou contraires, alors que les gloses « explicatives » (ou « discursives » ou d’autres appellations selon les historiens) éclairent la grammaire et le contenu du texte ou démontrent son impact.

De toutes ces idées, évidemment considérées par les glossateurs de la seconde génération, résulte la règle suivante : plus un volume contient ce type d’innovations, plus sa production est tardive, et inversement.

Fig. 1 Cas d’une bible glosée. Exemple tiré d’un fragment préservé à Palerme. Trois feuillets avec Paulus (sanctus), Epistolae ; ad Romanos, ad Phillippenses, ad Timotheum, ad Corinthios (Biblioteca Centrale della Regione Sicilia).

Des considérations générales dans l’analyse de l’ancienneté d’une écriture

La production par étape des manuscrits

Pour juger de l’ancienneté d’un exemplaire du Corpus Iuris, il faut analyser séparément le texte principal (en encre simple) et les ajouts en couleur (lesquels arrivent d’ordinaire par d’autres mains). Il faut alors avoir à l’esprit que les rubriques, les initiales en couleur et d’autres décorations sont souvent ajoutées beaucoup plus tard (un siècle après, par exemple) ou dans une autre aire géographique. Beaucoup d’exemplaires montrent qu’ils ont circulé longtemps sans initiale, sans rubrique et sans tout autre ajout en couleur.

En outre, chaque couche distincte de gloses doit être analysée et datée séparément. Presque tous les exemplaires du Corpus Iuris préservés étaient maintes fois remaniés par un ajout d’une couche ultérieure de gloses, souvent en effaçant des couches antérieures, dont il ne reste plus que quelques traces. Évidemment, l’école de droit du XIIe siècle efface continuellement les vestiges de sa propre histoire. Aidés par leurs scribes, les juristes s’efforcent constamment de mettre à jour leurs exemplaires. Quand ce travail devient impossible (ou trop laborieux), on démonte l’exemplaire démodé pour en réutiliser le parchemin. Quelques feuillets sont lavés (ou grattés) et réécrits sous la forme de palimpsestes. D’autres deviennent des feuilles de garde de manuscrits différents. Celles-ci sont particulièrement précieuses puisqu’elles illustrent une étape transitoire du développement des pratiques d’écriture du droit, ailleurs difficile à percevoir.

Enfin, il conviendra de mentionner qu’au XIIe siècle, les exemplaires du Corpus Iuris n’étaient pas reliés : ils se résumaient à une série de cahiers séparés, car ils devaient être toujours prêts à recevoir des gloses, signes et repères, même sur toute la largeur de la marge de couture. On n’y pouvait plus écrire après que le volume ait été relié. Ce système présentait aussi l’avantage de pouvoir à tout moment échanger un feuillet défectueux, et même un cahier entier. Cela représentait un risque, puisqu’un cahier séparé se perd plus facilement qu’un imposant volume relié. Les exemplaires n’étaient reliés qu’après la fin de toute activité de remaniement. Et en ce temps-là, beaucoup d’entre eux n’avaient plus conservé leur série originale de cahiers et feuillets. Très souvent, le volume relié réunissait désormais des cahiers d’ancienneté et d’origine variée. Par conséquent, il faut toujours analyser séparément chaque cahier et chaque feuillet remplacé.

L’adaptation des scribes européens aux pratiques italiennes

Pendant tout le XIIe siècle, l’Italie du Nord (et en particulier Bologne) est restée le foyer le plus réputé de production de copies des textes de Justinien. Cela a incité les scribes d’autres aires de l’Occident médiéval à mimer ces pratiques italiennes. Bien que cette imitation puisse dans certains cas se limiter à peu d’éléments, il a certainement existé des scribes en dehors d’Italie qui imitaient toutes les caractéristiques du style italien de manière si parfaite que nous peinons à démêler le faux du vrai.

Si un manuscrit (ou une partie de celui-ci) montre que le scribe connaissait manifestement une pratique italienne qui puisse être datée, il sera alors possible d’établir un terminus post quem approximatif au manuscrit (ou à sa partie concernée). Soyez toutefois vigilants : le manuscrit dont on reconnaît le style graphique peut être beaucoup plus jeune que cette pratique d’écriture en tant que telle. Certes, les scribes des ateliers spécialisés des grands centres (Bologne, Paris) sont fiers d’être à la page et ne s’abaissent jamais à écrire d’une manière dépassée. Mais en dehors de ces centres, les changements de pratiques scripturales ont été adoptés avec beaucoup de retard. Par exemple, à la fin du XIIe siècle, certains scribes de régions extra-italiennes continuaient à copier des gloses de droit romain datant du milieu du siècle, au lieu de copier des gloses suivant la mode de la décennie en cours (Dolezalek, 1985, 485-487).

La reprise du modèle textuel de Justinien par les producteurs d’autres textes juridiques

Les pratiques développées en droit romain pour disposer les gloses sur les marges ont été appliquées au même moment au droit lombard et, plus tard, au droit canonique, quand on a produit en série des exemplaires du Decretum Gratiani et des collections de Décrétales. Il faut garder en mémoire que les collections tardives de Décrétales ont calqué leur disposition de thèmes sur le Codex Justinianus. À l’inverse, en dehors de l’Italie, l’articulation du texte principal du Codex Justinianus et du Digeste suit souvent le modèle du Decretum Gratiani. Il faut alors se rappeler que Gratien, à la fin de chaque canon, annonce directement l’inscriptio du suivant, tandis que le texte propre de ce canon commence dans une ligne nouvelle. Vu qu’au Nord des Alpes on copie beaucoup plus fréquemment le Decretum Gratiani, les scribes de cette région se conforment donc à ce modèle. Ils placent l’inscriptio de la lex suivante à la fin de la lex précédente du Digeste ou du Code afin de pouvoir commencer une nouvelle ligne avec l’incipit de la loi suivante. Tandis que le droit canon et le droit romain avancent main dans la main (Dolezalek, 2022), je n’ai trouvé que peu de caractéristiques communes entre les manuscrits glosés de la Bible et ceux du droit romano-canonique.

Des considérations spéciales liées à l’analyse du texte principal

La couleur de l’encre

Vers 1100 et dans les premières décennies qui suivent, une encre marron avec une légère teinte rougeâtre était à la mode chez les producteurs de manuscrits juridiques d’Italie du Nord, surtout à l’époque où enseignait Irnerius (fl. c. 1112-c. 1125). Au milieu du siècle, au temps de l’enseignement de Martinus (c. 1100-c. 1160) et de ses contemporains, prédomine une encre de couleur jaune or ou brun plus ou moins doré. À l’époque d’Hugo de Porta Ravennate (c. 1105-1168), de Rogerius (c. 1110-1162) et d’Albericus de Porta Ravennate (ante 1165-post 1194), une encre noir mat ou brun noirâtre s’est imposée. Vers 1200, au moment où Pillius de Medicina (fl. 1175-c. 1210) et Azon (c. 1160-c. 1230) travaillent, le noir brillant est largement utilisé. Cette encre se détache facilement. C’est probablement la raison pour laquelle les usages sont rapidement revenus à des encres plus acides et adhérentes. Pendant une période après 1215, quand on copie l’apparat de gloses d’Hugolinus de Presbiteri (c. 1165-c. 1235), un dense brun moyen est à la mode. Plus tard, quand se répand l’apparat de gloses d’Accurse (c. 1182-post 1262), l’encre a fréquemment un ton brun jaunâtre ou jaune franc.

Un signe pour annoncer un nouveau paragraphe

Les Égyptiens subdivisaient déjà des entités de texte en paragraphes, là où le thème changeait. Une telle subdivision facilite la citation des passages et aide à la navigation. Pour annoncer un nouveau paragraphe, les scribes de l’Antiquité ne commençaient pas une nouvelle ligne, comme nous le faisons, mais ils écrivaient simplement une marque spéciale que nous appellons « signe de paragraphe » ou « crochet alinéaire ». Dans l’Antiquité romaine, on utilisait pour ce faire les signes « Γ » ou « T ». Les textes juridiques byzantins comportaient souvent de telles marques, mais les textes produits pour des lecteurs latins n’en avaient pas. En outre, les manuscrits de l’Antiquité étaient écrits sans ponctuation et sans espace entre les mots. Cependant, là où nos éditions modernes commencent un nouveau paragraphe, les manuscrits antiques latins insèrent fréquemment un point ou un espace libre entre les mots (Mommsen, 1870, vol. 1, p. XI et XXV n. 1).

Les signes « Γ »
Fig. 2 Dans ces folios d’un exemplaire du Digestum Vetus de la première moitié du XIIe siècle, des scribes ont repèré par des signes « Γ » en forme de crochet simple les endroits où déjà leur modèle avait indiqué un paragraphe (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 3v).

Les exemplaires du Corpus Iuris Civilis datant du XIe ou du début du XIIe siècle ne comportaient au départ que très peu de signes de paragraphe, mais au fil du temps, les subdivisions se sont multipliées car les usagers des exemplaires ont inséré des signes additionels « Γ » ou « T » dans beaucoup d’autres endroits du texte.

Les lecteurs inséraient des signes supplémentaires entre les mots. Lorsque des copies ont été tirées à partir de ces volumes tellement enrichis, les scribes ont copié tous les signes de paragraphe à partir de leur modèle : non seulement les marques originales mais encore les marques ajoutées. Si vous analysez un exemplaire, et que vous constatez qu’il a été copié à partir d’un modèle de texte qui comportait de nombreuses marques de paragraphe, vous pourrez en conclure que cet exemplaire n’est pas ancien. Il a certainement été produit après la moitié du XIIe siècle.

Les signes « Γ » ou « T 
Fig. 3 Dans ces folios d’un exemplaire du Digestum Vetus de la première moitié du XIIe siècle, des usagers du livre ont ajouté une grande quantité de signes de paragraphe, alors formés selon la mode de leur temps : désormais les signes « Γ » ou « T » de jadis ressemblent à une lettre Y avec une ligne horizontale au dessus (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 69v et 70r).

Les formes des signes de paragraphe se sont progressivement développées comme suit. Tout d’abord, les traits des « Γ » ou des « T » se sont incurvés. Ensuite, le trait horizontal montait souvent vers la droite. Par la suite, un trait diagonal a été tracé à travers l’angle droit du « Γ », d’abord très haut, de sorte qu’il en résultait une petite boucle. Pendant une courte période, on expérimente même de tracer une petite boucle sur le côté gauche, aussi très haut, semblable à une herse typographique du XVIe siècle. Vers le milieu du XIIe siècle, la boucle diagonale du côté droit s’allonge vers le bas en une fine courbe, et le trait vertical à gauche s’incurve presque comme un « S ». La forme de la marque suit une grande variété, propre à distinguer les mains diverses des scribes. À cette époque, on utilise aussi le caractère « ₵ » comme signe de paragraphe.

Fig. 4 Dans ce folio d’un exemplaire du Digestum Vetus de la première moitié du XIIe siècle, un scribe a marqué le début d’une glose d’Irnerius par un signe de paragraphe en forme de « ₵ » (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 8r).

Mais la mode retourne bientôt à l’emploi du signe traditionnel comme décrit ci-dessus. On lui donne ensuite une forme « § » qui va rester en vogue jusqu’en 1220 environ. Par la suite, les utilisateurs des manuscrits recommencent à employer les anciennes formes « Γ » et « T », tandis que les scribes professionnels se servent de plus en plus du « ₵ ». Enfin le « ₵ » l’emporte, jusqu’au XVIe siècle.

Fig. 5 Dans ces deux folios, on peut voir trois gloses de Rogerius introduites par le signe de paragraphe « § » (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 8r et 13v).
L’entrée en scène progressive des textes du Corpus Iuris de Justinien

Les textes de Justinien ne sont pas redevenus disponibles en une seule fois. Ils sont réapparus progressivement. Au fil des décennies, de plus en plus de textes du Corpus Iuris ont été enseignés par les glossateurs de Bologne. Les étapes de cette réapparition sont connues et se laissent dater approximativement. Des historiens ont systématiquement recensé les manuscrits anciens des textes de Justinien : les Institutiones (Caprioli, 1978-1984) ; le Codex, livres 1-9 (Dolezalek, 1985) ; le Codex, livres 10-12 (Conte, 1990) ; le Digestum Vetus (Dolezalek, 2024) ; l’Infortiatum (van de Wouw, 1984 ; Dolezalek, 1984) ; le Digestum Novum (Dolezalek, 1967) ; l’Authenticum (Loschiavo, 2010), la Novellarum Epitome rédigée par le professeur byzantin Julianus (Kaiser, 2004).

Les dates du début de la diffusion de ces textes constituent un moyen pour attribuer un terminus ante quem aux couches de gloses qui ne citent pas encore une certaine partie de l’œuvre de Justinien. Pourtant, les citations des Institutiones ne livrent pas un tel terminus, parce que ce texte ne fut jamais complètement oublié. La même constatation s’applique à l’abrégé des Novellae, rédigé par Julianus (Kaiser, 2004). Le titre 11.48 (de colonis) du Code restait lui aussi toujours connu (Conte, 1990, p. 7, 11).

Le texte entier du Codex n’était disponible que depuis la moitié du XIe siècle. Cette présence du texte complet est attestée par quelques fragments pré-1075 qui ne sont pas abrégés : ils portent des inscriptiones et subscriptiones complètes. Pourtant, avant le XIIe siècle, les praticiens de droit se servent du Codex plutôt par des copies abrégées des livres 1-9 (Dolezalek et Ciaralli, 2010).

Bien entendu, au fil des années, les copies sont de moins en moins abrégées ; si bien que les premiers glossateurs de Bologne enseignent déjà le texte complet des livres 1-9 (Dolezalek, 1985). Mais ils ne se soucient plus d’en copier les subscriptiones. En outre, ils ne s’intéressent point aux détails des inscriptiones. Ces dernières sont donc de plus en plus abrégées dans le Codex comme dans le Digeste.

Fig. 6 Deux fragments d’une copie abrégée du Code (New Haven, Yale University, Beinecke Library, ms. 974r et 974v).

Dès le XIIe siècle, on ajoute systématiquement aux marges du Codex des extraits de l’abrégé des Novellae par Julianus qui venaient mettre à jour le Codex. Ces extraits sont appelés les Authenticae. La même démarche est réalisée dans les marges des Institutiones.

En contraste, les livres 10-12 du Codex ne deviennent l’objet de cours à l’université qu’un demi-siècle plus tard, très probablement à partir des années 1170 (Conte, 1990).

Quant au Digeste de Justinien, ses manuscrits montrent que le texte est réapparu en quatre parties. Mais les glossateurs de Bologne recevaient seulement la partie Dig. 24.3.2 – Dig. 25 directement du manuscrit antique de Pise (van de Wouw, 1984), tandis que les trois autres parties parvenaient aux glossateurs à partir de copies beaucoup plus anciennes de ce même manuscrit. Celles-ci avaient été corrigées à maintes reprises à l’aide d’autres exemplaires antiques (Mommsen, 1870).

Dans la seconde moitié du XIe siècle, la portion Dig. 1.1.1 – 24.3.1 commence à être connue. Plus tard (peut-être déjà depuis 1100 environ), ses gloses nous montrent que la partie finale est connue : Dig. 35.2.82 – 50.17.211 (Dolezalek, 2024). Par conséquent, les glossateurs appellent cette partie nouvellement connue « Digestum Novum », et la portion Dig. 1.1.1 – 24.3.1 obtient le nom « Digestum Vetus ».

Folio d’un exemplaire du Digestum Vetus
Fig. 7 Sur ce folio d’un exemplaire du Digestum Vetus de la première moitié du XIIe siècle, on observe une allégation portant sur D.2.13.10.3 datant du début du XIIe siècle. Elle renvoie quelque peu maladroitement (« a. l. xlviiii. de furtis quidem tabularum ») au Digestum Novum (D.47.2.27) (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 20).

Beaucoup plus tard, peut-être vers 1130, réapparaît aussi le texte Dig. 26.1 – 35.2.82 (van de Wouw, 1984). Ce texte mince est trop faible pour constituer un beau volume en soi. Les glossateurs décident donc de l’amplifier du Dig. 35.2.82 – 38.17 (on y détache ce texte du Digestum Novum). Ainsi fortifié, ce nouveau volume prend le nom d’Infortiatum. Enfin, dans l’exemplaire antique pisan du Digeste se trouve le texte manquant Dig. 24.3.2 – 25.7 (van de Wouw 1984). On l’ajoute au début de l’Infortiatum afin de constituer trois volumes d’épaisseur à peu près égale. Les chroniques pisanes prétendent que leur exemplaire antique du Digeste provenait du butin du pillage pisan d’Amalfi en 1137. Si l’on veut croire cette histoire, on obtient ainsi un terminus post quem pour les citations de Dig. 24.3.2 – 25.7.

Vers 1170, les glossateurs commencent à enseigner aussi les Novellae en se basant sur une collection entièrement en latin, appelée Authenticum (Loschiavo, 2014 et 2010). Auparavant, et comme on l’a vu plus haut, on en avait seulement enseigné des résumés (dites « authenticae », mentionnées dessus).

Les dispositifs paratextuels et leur évolution dans le temps

Les manuscrits du droit romain du XIIe siècle font l’objet de campagnes d’ajouts qui visent à faciliter l’accès au texte de Justinien : les passages sont expliqués, les plus importants sont marqués, et les scribes établissent des connexions entre eux. Ce travail a laissé des traces dans les folios des livres. Elles concernent surtout l’utilisation de signes particuliers, dont l’usage pour plusieurs d’entre eux fut à un certain temps stoppé.

Les différents dispositifs paratextuels vont maintenant être distingués les uns après les autres. Les caractéristiques de chacun d’entre eux et leurs stades de développement seront passés en revue. Mais attention : chaque dispositif et chacune de ses caractéristiques connaît ses propres étapes de développement. Il n’y a pas de synchronisme dans le passage d’un stade à l’autre. Lorsque nous analysons un dispositif d’un manuscrit antérieur à 1160, nous pouvons simplement supposer que plus les caractéristiques de ses différentes annotations ressemblent aux habitudes des années 1160, plus leur ajout au manuscrit est proche de ces années. Voici une liste des signes utilisés.

Le signe « M » (mancum = « déformé », ou mendum = « texte défectueux ») : Ce signe marquait les passages de texte soupçonnés de présenter une lacune : mots sautés, ligne entière sautée, etc. Le signe s’effaçait lorsque le soupçon était dissipé ou que la lacune était comblée (par des mots trouvés dans un autre manuscrit ou par conjecture).

Fig. 8 Voici un cas de signe « M » pour « menda », texte défectueux en marge d’un exemplaire du Digestum Vetus de la première moitié du XIIe siècle (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol.197r).

Le signe « † » (crux = « croix ») : Il marquait un passage du texte qui n’avait pas de sens et nécessitait donc une conjecture et/ou une comparaison avec d’autres manuscrits.

Fig. 9 Voici un extrait du plus ancien exemplaire encore conservé du Digestum Novum glosé. Tandis qu’ailleurs les signes « o » et « † » ont une forme simple de boucle (voir fig. 10) et de simple + ou X, ces signes sont décorés de façon exceptionnelle. En haut de la marge, on observe un « o » entouré de décor, indiquant que la ligne à coté contient un endroit qui peut facilement être mal lu, car au centre de la ligne il y avait à l’origine un mot “abeum”, ce qui fut plus tard corrigé en “ad eum”. Quatre lignes plus bas, une « † » décorée indique que la ligne à coté a un sens énigmatique, car celle-ci commence par les mots “longam consuetudinem”, et cela ne fait pas de sens dans son contexte : “habuisse longam consuetudinem velut iure impositam servitutem”. Encore six lignes plus bas, en marge de D.39.3.2pr, une autre « † » fut apposée parce que le texte portait à l’origine le non sense “habetur muniendarum solum litium causa”. Nous voyons que plus tard un usager a résolu l’énigme en corrigeant “muniendarum” en “minuendarum”. Ce précieux manuscrit ancien aurait bien aidé Mommsen s’il l’avait connu lorsqu’il composait son édition des Digesta (Édimbourg, Univ. Library, Western Manuscript 154, fol. 6r, crédit photo G. Dolezalek).

Le signe « o » (oculus = « Ouvrez l’œil ! ») : Ce signe marque une ligne qui contient un passage qui peut facilement être mal lu. Par exemple, un mot corrigé de façon presque illisible. Le signe est fréquemment appliqué dans les manuscrits qui servaient de modèle de texte pour la copie.

Fig. 10 Voici un cas de signe « o » pour « oculus ». Il a été rédigé en marge du texte principal d’un exemplaire du Digestum Vetus de la première moitié du XIIe siècle. Ce signe a été utilisé pour attirer l’oeil du lecteur sur le mot « ullius », qui pourrait être mal interprété en « nullius ». (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 197v).

Les signes « R », « Rv », « F » et « d » se trouvent uniquement dans les manuscrits les plus anciens. On ne les trouve plus dans les manuscrits postérieurs à 1140. Ils ont probablement disparu parce qu’entre-temps, des collections spécifiques de Regulae (et de Brocarda), Flores, Distinctiones ont vu le jour et ont satisfait les besoins d’une clientèle désireuse de collectionner de tels textes.

  • Le signe « R » marque les passages du texte qui contiennent une Regula, c’est-à-dire une maxime juridique.
  • Le signe « Rv » abrège probablement le mot Revere (« Tiens ce contenu en haute considération ! »). Les passages où j’ai vu ce signe ont tous un contenu qui vaut la peine d’être bien mémorisé (comme ceux-ci marqués de « F »).
  • Le signe « F » (probablement pour flos, « fleur ») suggère évidemment de mémoriser le passage en question et de le copier dans un Florilegium.
  • Le signe « d » (peut-être pour distingue, « différencie ! ») est rare et d’une signification peu évidente. Les passages où j’ai vu ce signe ont en commun qu’ils discutent de plusieurs variantes factuelles d’un cas, et chaque variante dispose d’un résultat juridique différent.
Fig. 11 Deux exemples d’emploi du signe « R » pour marquer les passages contenant une regula, c’est-à-dire une maxime juridique (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 37r et 102r).
Fig. 12 Un signe « F » pour « flos » rédigé en marge d’un exemplaire du Digestum Vetus de la première moitié du XIIe siècle. Ce signe suggère au lecteur de mémoriser le passage en question et de le copier dans un Florilegium. (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol.198r).

Fig. 13 Des cas de signe « d » pour « distingue » rédigés dans les marges d’un exemplaire du Digestum Vetus de la première moitié du XIIe siècle. Si le premier signe « d » est rédigé simplement, les deux autres sont entourés de décorations. (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 180v et 197a).
Des petits dessins utilisés en guise de repères

Peu avant 1140 environ, on inscrit dans les marges du Corpus Iuris Civilis de petits dessins d’objets réels ou fantaisistes (animaux, plantes, parties de plantes, algues, nuages courbes, étoiles, etc.). Leur but est toujours d’attirer l’attention des lecteurs. Parfois, leur seule fonction est de souligner un contenu particulièrement remarquable ; un tel dessin équivaut alors à un notabile.

Nombreux petits dessins fantaisistes
Fig. 14 Dans les marges d’un folio d’un exemplaire du Digestum Vetus de la première moitié du XIIe siècle figurent de nombreux petits dessins fantaisistes. (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 163v).

Dans la plupart des cas, ces petits dessins ont une autre fonction. Ils relient des passages du texte à des passages proches qui sont parallèles ou contraires, vers le haut ou vers le bas, ou en tous sens du texte. Avec une telle fonction, ils sont précurseurs des « signes rouges ».

Fig. 15 Voici trois petites oies, dessinées au commencement du XIIe siècle. Ces dessins renvoient du passage D.16.3.1.30 à des passages parallèles D.17.1.8 et D.17.2.58.2, et vice versa (Dolezalek, 2024, p. 147) (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 137v, 140r et 146v).
Des « signes rouges » pour relier des passages proches

Au lieu des références avec des petits dessins (mentionnés ci-dessus), on utilise plus tard des caractères de l’alphabet grec et des signes du zodiaque (et autres), généralement écrits en couleur rouge. Ces signes sont étroitement adossés aux colonnes du texte principal. Deux systèmes différents sont en concurrence.

Le premier est assez primitif (et donc probablement plus ancien). Dans ce système, si l’on veut orienter le regard vers le haut du texte, on place un point-virgule au-dessus du signe rouge. Par contre, pour orienter le regard vers le bas du texte, on place un point-virgule au-dessous. Pour avertir le lecteur de chercher en tous sens, on place un point-virgule au-dessus et de même au-dessous.

Exemples du premier système de signes rouges
Fig. 16 Exemples du premier système de signes rouges (point-virgule au-dessous ou au-dessus ou bien dans les deux sens) dans les marges et la colonne d’un exemplaire du Digestum Vetus de la première moitié du XIIe siècle (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 32v).

Le second système est plus raffiné (et donc probablement plus récent). Là, tous les signes rouges sont surmontés d’un point-virgule, juste pour les marquer en tant que tels. On oriente le regard vers le haut ou vers le bas du texte en adossant un point sur le côté gauche (haut), ou sur le côté droit (bas), ou de deux côtés (haut et bas).

Les signes rouges, et avant 1140 environ les petits dessins, offrent à première vue un avantage évident. Supposons que, dans une série de dix pages, il y ait sept passages de texte étroitement liés les uns aux autres. Vous pouvez rapidement dessiner une certaine figure de fleur (ou autre signe) à côté de chacun d’eux. Cela sera plus utile pour l’œil et plus rapide pour la plume que d’énumérer aux sept endroits les mots de l’incipit des six passages apparentés. Mais un tel système présente aussi des gros inconvénients. Les signes rouges furent abolis bien avant l’an 1200, car ils ne disent pas combien de passages il faut chercher et où précisément. En sus, les scribes qui copient un tel signe iront souvent l’adosser à une ligne du texte où il n’appartient pas. Le système ne définit pas exactement à quels mots du texte à copier se réfère le signe, et deux manuscrits n’ont que rarement leurs sauts de ligne au même endroit. Les erreurs causées par de telles incertitudes ne sont pas évidentes pour les lecteurs.

Exemples du second système de signes rouges
Fig. 17 Exemples du second système de signes rouges (point-virgule en tête et point à gauche ou à droite) dans les marges et la colonne d’un exemplaire du Digestum Vetus de la première moitié du XIIe siècle (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 135r et 135v).

Les gloses, dispositifs paratextuels principaux

Les signes de paragraphe devant les gloses

L’objectif initial de tels signes était peut-être de distinguer les gloses des simples corrections de mots dans le texte principal ou d’indiquer clairement qu’ici commence une glose, et qu’il ne s’agit pas de la partie finale d’une glose précédente. La forme que prend ce type de marque s’est développée en lien avec les formes (mentionnées ci-dessus) que les juristes ont insérées dans le texte principal.

Dans les premières décennies du XIIe siècle, l’application d’une telle marque était entièrement laissée au bon vouloir du scribe. La plupart des gloses commençaient sans aucune marque. Mais si un scribe ressentait le besoin d’écrire un signe de paragraphe, ou s’il pensait que cela pourrait éviter des malentendus, il pouvait le placer devant n’importe quelle glose, même s’il s’agissait d’un notabile ou d’une allegatio (« référence ») ou si la glose commençait par une initiale agrandie, par un siglum, ou par les deux à la fois.

Plus tard, le pourcentage des gloses explicatives disposant de ce signe de paragraphe augmente progressivement, tandis qu’on observe une tendance inverse pour le cas des notabilia et des allegationes. À la fin, le signe est une sorte de carte d’identité des gloses explicatives.

Un siglum pour le nom du glossateur

Un siglum, ajouté à une glose, n’atteste pas qui en était l’auteur. Il atteste simplement que la glose en question est arrivée dans le présent exemplaire par l’intermédiaire du Liber Magistri du glossateur dont elle porte le siglum (Dolezalek, 2002, 1989 et 1985). Cela explique le phénomène fréquent selon lequel une glose peut avoir un certain siglum dans un exemplaire, un autre dans un volume différent, ou tout simplement pas.

Le siglum « y » fait référence au Liber du célèbre fondateur de l’école de Bologne Wernerius / Gernerius / Garnerius. C’est peut-être à cause de son signe « y », qu’il fut plus tard surnommé « Yrnerius », ce qui devient au XIIIe siècle « Irnerius ». Dans les couches de gloses écrites vers le milieu du XIIe siècle ou après, on peut aussi trouver le siglum des quatre fameux élèves d’Irnerius : b ou B (pour Bulgarus), m (pour Martinus), v (pour Hugo de Porta Ravennate) et ia ou Ja (pour Iacobus de Porta Ravennate) – et ensuite d’autres sigla.

Les notabilia ne peuvent jamais porter de siglum. Une allegatio peut porter un siglum qui se trouve régulièrement devant la glose. Une glose explicative, en revanche, porte toujours son siglum à la fin (s’il y en a un), avec pour exception le siglum « y ». Celui-ci est toujours placé devant la glose, jusqu’aux années 1180. Ce n’est que dans des couches de gloses très tardives que l’on peut trouver un siglum « y » en fin de glose.

S’il était possible de savoir en quelle année un certain magister a commencé par enseigner, la présence de son siglum dans une couche de gloses pourrait en indiquer un terminus post quem. Hélas, nous ne connaissons aucune information de cette sorte au sujet d’aucun glossateur. D’ailleurs, après 1200, le siglum de certains professeurs de droit n’était plus composé par des lettres de l’alphabet : il s’agissait plutôt d’une combinaison fantaisiste de tirets et de points comme par exemple « . :. » (point-deux points-point), ou « ..– » (point-point-tiret), etc.

La fréquence du siglum

Les couches de gloses du début du XIIe siècle ne comportent aucun siglum. Dans les premières décennies qui suivent, l’occurrence d’un siglum est d’abord extrêmement rare. Vers le milieu du XIIe siècle, on ajoutait un siglum çà et là, mais la plupart des gloses n’en disposait toujours pas. Les étudiants qui notaient des gloses sous la dictée de leur magister, à partir de son Liber, n’ajoutaient que par intermittence son siglum, ou un siglum d’un autre maître si leur magister avait mentionné qu’il avait reçu cette glose à partir du Liber de celui-ci. Le fait que les étudiants n’aient pas ajouté continûment un siglum à toutes les gloses ne signifie nullement que celles-ci aient été reprises d’une source différente. Il se peut, cependant, qu’un étudiant formule parfois indépendamment des gloses sur la base de ce que son maître avait expliqué dans la leçon.

J’ai enfin constaté que plus la rédaction d’une couche de gloses s’approche de l’an 1200, plus la fréquence de gloses munies d’un siglum est importante. En d’autres termes, si une couche présente un pourcentage élevé de gloses portant des sigla, cette couche date de la fin du XIIe siècle, voire même du début du XIIIe siècle.

Le traitement différencié des trois types de gloses

À l’origine, la seule différenciation entre les gloses était que seules celles de nature explicative étaient souvent rédigées entre les lignes du texte de Justinien. En revanche, il n’existait aucune règle pour l’usage des gloses dans les marges. Les trois types n’étaient pas pourvus de mise en page particulière, ni de dessin ou de marque spécifiques : les mêmes sortes de décoration (s’il y en avait) étaient utilisées pour les trois types. Tandis que plus on s’approche du milieu du XIIe siècle, plus les trois types se différencient clairement. La différenciation standard, atteinte au milieu du siècle, sera maintenue jusqu’en 1215 environ. À partir de cette époque, les apparats standards de gloses en feront de nouveau l’économie.

Les gloses explicatives

Pour rappel, les gloses explicatives éclairent la grammaire et le contenu du texte ou démontrent son impact. Au début, un grand pourcentage de ces gloses est écrit entre les lignes du texte principal. Les longues gloses interlinéaires s’étendent même sur la marge. Dans les manuscrits tardifs, toutes ces gloses finissent par être écrites dans la marge. Dans la mise en page standard des années 1160, ces gloses situées dans les marges de gouttière commençaient à une ligne verticale distante d’environ un centimètre du bord du texte principal, et leur espace se terminait à une ligne verticale distante d’environ deux à trois centimètres du bord extérieur de la marge de gouttière. En contraste, les allegationes commençaient par un retrait d’environ un centimètre à droite, à une ligne verticale tirée spécialement pour leur retrait (et les notabilia étaient placés près du bord extérieur).

Au début, certains scribes ont écrit des gloses explicatives en marge sous une forme triangulaire, voire entourée de traits en couleur. Cette mode s’était déjà éteinte avant que les gloses d’Irnerius ne deviennent la norme.

Au début, peu de gloses explicatives commençaient par un signe de paragraphe. Un peu plus tard, certaines gloses en marge ont reçu une initiale agrandie à l’encre, voire en couleur. Dans la mise en page standard, laquelle émerge à partir des années 1160, toutes les gloses de ce type commençaient simplement par un signe de paragraphe.

Les gloses en marge nécessitent souvent un signe de liaison pour les relier aux mots du texte principal qu’elles commentent. Au début, il suffisait de simples petits signes de liaison, comme « .. », « : », « :· » , « : : », « ./ » et « :/ ». Mais quand la quantité de gloses en marge augmentait, de nombreuses autres combinaisons de traits, de points et de cercles ont été inventées. Une telle série commence souvent par « –. », « .– », « –.. », « ..– », « –…», « …– », « +. », « .+ », « +.. », « ..+ », etc. ; puis « o–. », « .–o », etc. ; aussi « ++–. », « .–++ », etc. Quand une glose est située loin du texte principal auquel elle fait référence (ce qui arrive souvent dans le cas de longues gloses qui ont besoin de beaucoup d’espace libre), elle reçoit une marque de liaison particulièrement grande et complexe pour attirer l’attention.

Les notabilia

Un notabile mentionne un mot-clé important ou une autre indication pour faire allusion au passage à côté duquel il se trouve. Sa fonction est de constituer un repère pour les passages jugés dignes d’attention, ceux dont il faut prendre connaissance. Cela facilite la navigation en général. La formulation dépend souvent, d’un point de vue grammatical, d’un mot « Nota », soit réellement écrit (généralement sous forme abrégée), soit simplement conjecturé.

Pour attirer l’attention, les notabilia furent très tôt écrits dans une forme triangulaire. En addition, plus tard, ils étaient souvent placés près du bord extérieur de la marge de gouttière. Au fil des années, on leur donnait des initiales agrandies pour les faire ressortir encore de plus (d’abord en encre simple, plus tard en couleur, et éventuellement avec quelque peu de décoration).

Les allegationes

Ces gloses sont dépourvues de tout ornement. Elles renvoient à un passage qui se trouve ailleurs dans le texte de Justinien et est en accord ou en désaccord avec le texte présent. Il doit donc être adressé de façon à ce qu’on puisse le consulter. Chaque allegatio doit être placée dans la marge, directement à côté du passage du texte d’où part le renvoi. Peu avant 1150, les glossateurs font commencer leurs allegationes par un retrait à droite d’environ un centimètre (dans la mesure du possible), afin que l’œil puisse immédiatement les distinguer des gloses explicatives.

Dans leur forme finale, les allegationes à l’intérieur d’un livre de droit dirigent le lecteur vers l’avant par l’abréviation « I. » pour infra, et vers l’arrière par l’abréviation « S. » pour supra, suivi de la rubrique laquelle s’y trouve, ainsi que des mots d’incipit de la lex et du paragraphe en question. Quand le renvoi va à un passage dans un autre livre de droit, l’allegatio commence d’abord par le nom abrégé de cet autre livre.

Les abréviations pour les renvois aux Institutiones, Digesta, Codex Justinianus, Authenticum se développent comme suit : « in inst. » ; « Inst. » ; « in dig. » ; « đ » ; « Đ » ; « ff » ; « in cod. » ; « c. » ; « C » ; « ₵ » ; « in auth. » ; « Auth ».

Fig. 18 Une allegatio avec renvoi au Code par une lettre « ₵ » (Padoue, Biblioteca Universitaria, ms. 941, fol. 35r).

Il en allait tout autrement avant 1140, et cela peut justement servir à identifier les volumes plus anciens du Corpus Iuris Civilis. Au lieu d’indiquer la direction du renvoi par Infra ou Supra, le scribe utilisait l’abréviation « a. » pour antea (en avant, suivant) ou « r. » pour retro (en arrière, précédent). Généralement on ajoutait de front une marque de paragraphe « Γ ».

Voyons un exemple de ce système. Imaginez que vous voyez une glose « Γ a. vi. ». Cela signifie que le lecteur doit aller six feuillets plus loin et, sur la double page qui s’ouvre alors, chercher une glose portant la mention « Γ r. vi. ». On arrive ainsi à un passage qui se rapporte à celui d’où on est parti. Ce système pose problème puisqu’on ne peut pas facilement copier de telles indications dans un autre exemplaire, car deux manuscrits n’ont que rarement leurs sauts de page au même endroit du texte principal.

Fig. 19 En marge d’un folio de la Littera Florentina (VIe-VIIe s.), un cas de renvoi à douze folios avant celui lu par le lecteur (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Codex Pisanus, fol. 339r).

Autre mode encore plus ancien : supposez que vous voyez une lettre « r » suivie de trois points, donc « r. … ». Il faut alors interpréter cette glose comme si elle était écrite « Γ r. iii. ». On remonte ainsi trois feuillets en arrière. Sur la double page qui s’ouvre alors, on trouve par-là un passage au côté duquel est écrit « a. … ». C’est le passage qu’il faut lire. De tels renvois primitifs se trouvent dans le manuscrit florentin du Digeste. Ce fait indique que ce précieux manuscrit antique refait l’objet d’une attention particulière dès le XIIe siècle, à une époque où le système primitif de renvoi n’était pas encore délaissé.

Fig. 20 Une indication « Γr … » présente en marge d’un folio de la Littera Florentina (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Codex Pisanus, fol. 32v).
Fig. 21 Une indication « Γa … » présente en marge d’un folio de la Littera Florentina (Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Codex Pisanus, fol. 32v).

Pour renvoyer à des passages situés plus loin, on ajoutait le titre (seulement !) où il fallait les chercher, par exemple : « Γ a. t. pro socio ». Pendant longtemps, personne ne se souciait d’y ajouter l’incipit de la lex et du paragraphe. Dans les manuscrits anciens, les incipit (s’il y en a) sont ajoutés par une autre main, donc plus tard. Au début, ce manque ne posait pas de problème tant que les marges du texte principal restaient suffisamment vides pour que le lecteur puisse rapidement trouver dans le titre ciblé une allegatio qui le renvoyait au titre d’où il était venu. Ce système devient toutefois problématique lorsque le titre visé comporte à plusieurs endroits un renvoi au titre d’où le lecteur est venu. L’ancien propriétaire du manuscrit Padova, Biblioteca Universitaria, 941 voulait surmonter le problème en ajoutant des petits dessins (mentionnés dessus) à chaque endroit où une référence croisée part et où elle doit arriver. Ce coup d’essai atténue le problème, mais ne le résout pas.

Le fait que les inventeurs de tels systèmes ne prévoyaient pas les problèmes que nous avons mis en évidence révèle qu’ils n’étaient absolument pas conscients 1) que des milliers d’allegationes seraient nécessaires à une exégèse académique sérieuse des textes de Justinien et 2) qu’une telle exégèse irait en combler les marges (surtout par beaucoup de gloses explicatives).

Conclusion

Dernière remarque : les conseils pratiques sur la manière de travailler avec les gloses préaccursiennes (et des études de cas) se trouvent surtout dans les publications apparues dans les cinq dernières décennies (Dolezalek, 2024 ; Bellomo, 2011 ; Ferreri, 2010 ; Loschiavo, 2010 et 2014 ; Roumy, 1998 ; Chiodi, 1996 ; Errera, 1995 ; Conte, 1990 ; Glöckner, 1989, 9-17 ; Padovani, 1983 ; Dolezalek, 1985, 894-896 ; Nardi, 1979 ; Caprioli et al., 1978-1984).

POUR FAIRE LE POINT

Imaginez : Mme la Directrice des Archives Nationales vous téléphone pour vous demander de l’aide car des fragments du Corpus Iuris se sont récemment détachés de reliures de manuscrits médiévaux et modernes. Quels critères vous diront si ces fragments sont du XIIe siècle, et, plus précisément, de quelles décennies ?

Bibliographie :

Manlio Bellomo, 2011 Inediti della giurisprudenza medievale, Francfort-sur-le-Main, Klostermann.

Severino Caprioli, Victor Crescenzi, Giovanni Diurni, Paolo Mari et Piergiorgio Peruzzi (éd.), 1978-1984 Glosse preaccursiane alle Istituzioni. Strato Azzoniano ; 2e éd., 2004 [1984], vol. 1 et 2, Rome, Istituto Storico Italiano ; 1982, vol. 3, Pérouse, Università degli Studi.

Giovanni Chiodi, 1996 L’interpretazione del testamento nel pensiero dei glossatori, Milan, Giuffrè.

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Paolo Nardi, 1979 Studi sul banchiere nel pensiero dei glossatori, Milan, Giuffrè.

Andrea Padovani, 1983 Studi storici sulla dottrina delle sostituzioni, Milan, Giuffrè.

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Typologie des sources juridiques du Moyen Âge

Trois types de sources juridiques

Malgré les apparences, toute taxonomie n’est pas quelque chose d’objectif, qu’il suffirait d’observer et de rapporter tel quel, mais le résultat de choix personnels, de préférences subjectives, qui amènent à classer les choses dans l’ordre que l’on pense qu’elles devraient être. Il en va de même pour le droit. L’identification des différents types de sources juridiques est elle-même une opération subjective : il existe de nombreux critères et de nombreuses solutions différentes peuvent être proposées. La perspective historique complique encore le tableau des possibilités. Souhaitant donc offrir un schéma large capable de contenir l’immense variété de l’univers juridique médiéval, nous avons choisi de diviser les sources juridiques en trois macro-secteurs : les sources normatives, les sources doctrinales et les sources de la pratique.

  1. Le premier, concernant les sources normatives, est celui qui recueille les textes contenant des règles juridiques légitimement promulguées par un pouvoir législatif reconnu. Ces textes sont donc l’expression tangible du pouvoir politique, même lorsqu’ils se présentent comme des règles coutumières.
  2. Le deuxième domaine regroupe les sources doctrinales. Il concerne l’analyse de la règle et de la réflexion sur la règle. Ces questionnements, fruits de la pensée des juristes, sont souvent nécessaires pour comprendre la portée et l’application des règles.
  3. Le troisième domaine, celui des sources de la pratique, comprend la documentation résultant de l’application concrète des règles et systèmes juridiques.

Il serait peut-être tentant d’imaginer ces trois domaines dans un ordre chronologique décroissant – la règle est créée, puis analysée et enfin appliquée. Cependant, cela est plus valable dans l’abstraction élégante du théoricien du droit que dans la réalité désordonnée dans laquelle l’historien du droit doit se mouvoir. Très souvent, une règle est rééditée après sa première application, puis après vérification par la pratique, et/ou après une longue analyse de son interaction avec d’autres règles à la suite d’un débat jurisprudentiel. La combinaison de ces trois domaines est très complexe, et il est donc préférable d’éviter de tomber dans toute démarche réductionniste. Considérons plutôt ces trois domaines comme idéalement distincts, mais communiquant intimement les uns avec les autres.

Chacune des trois catégories sera prise en compte au cours de ces pages, mais pas de manière égale : le traitement du premier occupera en effet une grande partie du chapitre. Cela n’a rien à voir avec leur importance, mais avec la complexité objective du sujet à introduire : pour étudier les sources juridiques médiévales, chacun comprendra qu’il est préférable d’aller aux archives. Mais la raison pour laquelle l’étude du droit médiéval en Europe dépend autant d’une collection réalisée à Constantinople au VIe siècle n’est pas du tout aussi intuitive.

Sources normatives : temps et espace

Le champ d’application des sources réglementaires est si vaste qu’il nécessite, également pour des raisons d’exposition, au moins une subdivision supplémentaire, basée sur les coordonnées les plus générales du temps et de l’espace.

Commençons par le temps. Une différence majeure entre le monde contemporain et le monde médiéval tient dans la relation avec le passé. La pensée occidentale des derniers siècles (à commencer par la révolution industrielle en histoire économique et l’époque des Lumières en matière d’histoire des idées) a souvent regardé l’avenir avec optimisme et le passé non pas comme un modèle à imiter mais comme une limite à dépasser. En cela, le monde médiéval est profondément différent : le passé a beaucoup plus d’éclat, de prestige et d’autorité que le présent. Le bon sens médiéval voulait que le passage du temps avait conduit à une décadence. Le modèle inatteignable vers lequel on continuait à regarder était l’Empire romain : une entité politique unique, que l’on imagine naturellement (dans la mesure du possible) chrétienne, au sein de laquelle le projet salvateur de Dieu avait déjà été réalisé. Après l’Incarnation, le temps pendant lequel le monde continuerait à exister n’était après tout que l’attente du Jugement dernier.

L’appréciation du deuxième axe, l’espace, est peut-être plus intuitive. Mais même ici, il faut garder à l’esprit le critère (typiquement médiéval) de l’universalité. À y regarder de plus près, elle sous-entend la négation même de nos coordonnées spatio-temporelles. Ainsi, alors que de nombreuses sources normatives ne s’appliquent qu’à l’intérieur de frontières géopolitiques discrètes (qu’il s’agisse de royaumes ou de villes), d’autres, universelles, peuvent se prévaloir des mêmes prétentions supra-spatiales que celles que nous avons vues en référence aux prétentions supra-temporelles de l’Empire romain. Nous parlons ici des sources normatives produites par l’Église. Les sources de droit liées à l’Église chrétienne jouissent de la même universalité que celles liées à l’Empire romain. Avec une différence majeure : alors que les fastes de l’Empire romain appartiennent au passé antique, c’est au Moyen Âge que le pouvoir de l’Église atteint son apogée. Peu d’empereurs médiévaux ont tenté de légiférer à la manière de véritables Césars : le droit romain était certes universel, mais il constituait l’héritage d’un passé lointain. Le droit de l’Église, au contraire, était en constante évolution et son application ne connaissait pas de frontières. Ici aussi, il faut s’efforcer de considérer le Moyen Âge comme « médiéval » : le fait que, historiquement, l’Empire romain n’ait pas atteint la Chine n’était qu’un détail de fait qui ne remettait pas en cause ses prétentions universelles ; de même, le fait que l’autre rive de la Méditerranée n’était pas chrétienne était considéré comme un simple accident de parcours, une distorsion qui devait tôt ou tard être corrigée, mais qui n’enlève rien au fait que le droit ecclésiastique aurait dû s’y appliquer également.

En résumé, tant le droit de l’Empire romain que celui de l’Église étaient des droits œcuméniques et universels. En tant que tels, ils auraient dû être reconnus et appliqués in mundo, c’est-à-dire, en principe, en tout lieu et à tout individu. La différence substantielle était que le premier était essentiellement immuable parce qu’il provenait du passé, tandis que le second était un droit nouveau, vivant et évoluant rapidement.

Contrairement aux droits universels de l’Empire et de l’Église, toutes les autres sources normatives médiévales sont donc des sources en vigueur à un moment précis et dans des espaces géographiques spécifiques. Ainsi définies, ces sources normatives ne posent pas de problèmes particuliers : à part le fait, évidemment, qu’elles soient si nombreuses que nous ne pouvons les aborder que brièvement, c’est-à-dire en ne donnant que quelques exemples, choisis sur la base de la typologie des différentes communautés politiques : villes et royaumes. Entre elles, la différence la plus forte n’est pas tant l’extension géographique que la concentration du pouvoir : celui-ci tend à être plus partagé à l’échelle des villes, et plus concentré au niveau des royaumes. Nous verrons comment cette différence politique est explicitée dans la sphère juridique.

Les sources normatives universelles du passé : le droit romain

Le droit romain et la compilation de Justinien

Commençons ce bref exposé par les sources normatives universelles, en examinant tout d’abord celles du passé : le droit romain. La grande œuvre législative de l’empereur Justinien (527-565) a eu des effets profonds sur le droit de l’Empire. À partir de ce moment, le droit ne pouvait être utilisé que dans la mesure où il avait été compilé dans la collection souhaitée par l’empereur. Ainsi, les sources anciennes ont été perdues et les textes de droit romain classique que nous connaissons nous sont parvenus en grande partie par la compilation de Justinien. Bien que cette compilation soit vaste, sa réalisation a pris un temps étonnamment court : il faut en tenir compte, car une telle rapidité n’a pas toujours conduit à d’excellents résultats. Nous en reparlerons.

Plus le pouvoir était consolidé entre les mains de l’empereur, plus son influence sur le développement du droit augmentait ; elle s’exprimait avant tout dans les réponses (en latin, rescripta) à des questions juridiques spécifiques qui lui étaient adressées, généralement par de hauts fonctionnaires qui étaient également responsables de l’administration de la justice. S’il s’agissait au départ de solutions spécifiques à des cas concrets, elles ont rapidement été considérées comme des règles générales à appliquer dans tous les cas similaires à celui discuté. Il existe différents types de ces réponses, mais il n’est pas nécessaire de les examiner dans ce qui suit.

Avec l’institutionnalisation progressive de la figure de l’empereur au sommet de l’administration de l’Empire et de ses sources juridiques, l’un des moyens de plus en plus importants par lesquels il créait le droit était d’émettre de véritables édits, qui prenaient le nom de « constitutions ». À la fin de l’Empire romain, alors que l’empereur était devenu la seule source de droit, le nombre de ces constitutions n’a cessé de croître, au détriment de toutes les autres sources de droit. Leur nombre a fini par être tel que d’autres empereurs, même avant Justinien, ont entrepris un travail de réorganisation des constitutions, mais là encore, l’œuvre de Justinien a été déterminante : seules les constitutions approuvées par lui et incluses dans son œuvre grandiose pouvaient être utilisées – et, ce qui n’est pas négligeable, uniquement sous la forme dans laquelle elles étaient incluses dans sa compilation.

Un premier recueil de rescrits et de constitutions impériales est promulgué par Justinien en 529 : il entre dans l’histoire sous le nom de « nouveau code de Justinien » (Novus Iustinianus Codex), mais sera vite oublié. Car cinq ans après seulement, Justinien promulgue une deuxième édition de sa compilation pour faire place aux nombreuses constitutions qu’il avait émises entre-temps. Ce second Codex se compose de douze livres, subdivisés en titres selon les sujets traités, chaque titre contenant des constitutions et des rescrits dans l’ordre chronologique, datant de l’époque de l’empereur Hadrien (117-138) jusqu’à la promulgation de ce second Codex (534).

Nous venons de dire que Justinien avait promulgué le deuxième Codex en 534, mais nous savons aussi qu’il continue à régner pendant plus de trente ans encore, au cours desquels il continue d’édicter de nouvelles constitutions. Heureusement, il n’a pas fait de troisième code ! Plusieurs de ces « nouvelles » constitutions (en latin, Novellae) – parce qu’elles sont postérieures au deuxième code – sont conservées dans divers recueils. Les principales, mais pas les seules, sont au nombre de trois.

Un premier recueil, le plus complet, a été compilé dans la seconde moitié du VIe siècle : rédigé en grec, il contient 166 constitutions. Ce recueil n’apparaît en Occident qu’à partir du XIIIe siècle (le plus ancien témoignage se trouve dans un manuscrit vénitien de ce siècle), mais ce texte originel en grec n’a pas eu d’influence en Occident au Moyen Âge. Un deuxième recueil, en revanche, circulait assez largement en Europe de l’Ouest pendant les premiers siècles du Moyen Âge : il s’agit de l’Épitomé de Julien (Epitome Juliani, du nom de son rédacteur, Julianus, célèbre professeur de droit à Constantinople), qui regroupe 124 constitutions, toutes en latin. Un troisième et dernier recueil, également en latin, ne commence à circuler que des siècles après ce compendium mais finit par supplanter le précédent en peu de temps. Il compte 134 constitutions et prend au Moyen Âge le nom d’Authenticum. C’est ce dernier recueil qu’il faut retenir, car c’est celui qu’utilisent les juristes médiévaux.

La partie la plus remarquable de la grande compilation de Justinien ne concerne toutefois pas les constitutions impériales, mais le raisonnement juridique : il s’agit d’une collection grandiose de la pensée juridique romaine classique, quelque 40 000 fragments, tirés des écrits des juristes les plus éminents de Rome qui ont vécu du Ier siècle avant J.-C. jusqu’au IIIe siècle après J.-C., l’époque classique du droit romain. À l’exception de quelques lois (et quelle que soit leur matrice exacte – sénatoriale, populaire, etc.), le droit romain, en particulier tel qu’il a été révisé par Justinien, favorise l’interprétation des juristes. Dans la conception proposée par Justinien, le droit romain apparaît davantage fondé sur les interprétations des juristes que sur les normes législatives. En adaptant ses principes aux exigences des cas concrets d’application, les travaux de certains magistrats et juristes ont réussi à le maintenir à jour, capable de répondre aux problèmes d’une société de plus en plus complexe. La centralité de la pensée des juristes est un trait marquant de l’expérience juridique romaine.

Justinien a mis la main sur cette grande richesse d’écrits juridiques en extrapolant des passages, parfois longs ou très courts, de nombreux ouvrages d’auteurs divers. Il les organise dans une collection appelée Digeste (Digestum en latin), qui a en fait « digéré », métabolisé (digestus signifie à la fois digérer et distribuer) ces réflexions des juristes dans une série de livres (jusqu’à 50). Chaque livre est subdivisé en titres : pour certains sujets, un titre court est suffisant, d’autres ont requis un livre entier ou, dans un seul cas, trois. Cette énorme collection a été compilée avec une grande (trop grande, comme nous le verrons) rapidité. Elle a été publiée en 533.

La dernière partie de la compilation de Justinien est aussi la plus courte : il s’agit en fait d’une petite introduction au droit romain, divisée en quatre petits livres, les Institutes (en latin Institutiones). Le texte est très proche d’un autre manuel d’introduction, écrit près de quatre siècles plus tôt, celui du juriste Gaius. Mais cela, les juristes médiévaux ne l’ont jamais su, car au Moyen Âge les Institutes de Gaius étaient inconnues. Elles ne seront redécouvertes qu’au début du XIXe siècle. La grande différence entre le texte de Gaius et celui de Justinien est que ce dernier est le premier (et, jusqu’à présent, le dernier) « manuel » de droit à être en même temps une véritable loi, puisque Justinien l’a promulgué en 533.

De Justinien aux Libri Legales

Pour Justinien, cette grande compilation devait servir de droit à un Empire romain qui se réapproprie également l’Occident : en 533, en effet, l’empereur romain envahit le territoire des Vandales et, en peu de temps, annexe la province d’Afrique à l’Empire ; peu après, en 535, c’est au tour de la Dalmatie et, surtout, de l’Italie, reconquise après la longue Guerre des Goths (535-553). Elle est suivie à son tour par l’invasion de l’Espagne méridionale en 552.

Le conflict contre les Ostrogoths a été long et dévastateur pour la péninsule italienne. On ne sait pas dans quelle mesure il était possible d’utiliser un texte aussi vaste, complexe et raffiné que le Corpus de Justinien dans une région aussi désolée que l’Italie à cette époque. Certains érudits ont émis l’hypothèse qu’à Rome ou ailleurs la connaissance du droit romain y était encore transmise et que des écoles de droit étaient actives. Mais cette hypothèse reste très incertaine et, en tout état de cause, très difficile à prouver. On dispose d’un manuscrit contenant le texte intégral du Digeste. Il a été écrit entre la promulgation du texte (533) et le milieu du VIe siècle. Dans la première moitié du XIIe siècle, cet exemplaire se trouvait à Pise. La légende veut que les Pisans l’aient volé à Amalfi. Cet exemplaire se trouvait certainement dans le Sud de l’Italie avant l’an Mil, car certaines notes de lecture très brèves qu’il contient sont rédigées dans une écriture bénéventaine. Ensuite, la cité de Florence s’est emparée du manuscrit comme trophée à l’issue de sa victoire sur Pise, sa grande cité rivale, en 1406. Ce manuel, appelé Littera Pisana ou Littera Florentina, se trouve aujourd’hui dans la Bibliothèque Laurentienne de Florence. Il a été imprimé, en fac-similé, à deux reprises au cours du XXe siècle.

Au fil du temps, beaucoup ont pensé que cet exemplaire le plus ancien du Digeste encore conservé était le témoin le plus fidèle du texte de Justinien. C’est la raison pour laquelle, à partir du XVIIe siècle, de nombreuses éditions imprimées se sont basées sur ce texte. C’est le cas de l’édition critique du XIXe siècle de Theodor Mommsen, qui est encore couramment utilisée aujourd’hui. L’autorité conférée à la Littera Pisana/Florentina par les modernes n’a pas été partagée par les juristes médiévaux. Bien qu’il soit probable qu’ils l’aient connu dès le début, l’étude du Corpus justinien au Moyen Âge était basée sur une autre tradition manuscrite, que l’on appelle aujourd’hui la Vulgate ou (pour la distinguer de la Littera Pisana/Florentina) la Littera Bononiensis (Radding et Ciaralli, 2007).

Le problème de la correspondance du texte utilisé au Moyen Âge avec le texte original promulgué par Justinien se pose également pour le Code, pour lequel nous ne disposons d’aucun manuscrit datant de l’époque de Justinien. Comme le Digeste, le Code n’a pas été utilisé dans son intégralité pendant plusieurs siècles (Hallebeek, 2018). Certaines de ses constitutions étaient connues et citées, et vers l’an 1000 des versions abrégées ont été composées. Les historiens les appellent Epitome Codicis. Au XIIe siècle, le Code a été reconstruit dans son intégralité mais sans les lois grecques que Justinien avait incluses, car le grec était une langue très peu connue en Occident.

Cette version médiévale des parties du Corpus Iuris Civilis a été appelée Vulgate par assonance avec la version médiévale de la Bible. Les philologues l’appellent aussi Littera Bononiensis : c’est en effet à Bologne que l’étude du droit romain a connu un nouvel essor. Dans d’autres villes, même avant Bologne, des rudiments de droit étaient déjà enseignés, mais ce n’était pas le cas (ou pas principalement) pour le droit romain. C’est ce qui distingue Bologne, outre le fait qu’elle fut la première à recevoir une reconnaissance officielle de la part de l’empereur, avec la constitution Habita (1155-58) promulguée par Frédéric Ier (1155-1190). Cette sanction ne fait que reconnaître une réalité, puisque le droit est enseigné à Bologne depuis le début du XIIe siècle.

Pour enseigner comme pour étudier, il est évident que l’on a besoin de manuels. Le Corpus de Justinien est énorme : même les éditions modernes ne parviennent pas à le rassembler en un seul volume. Les copistes médiévaux trouvaient d’ailleurs beaucoup plus pratique, plus rapide et plus rentable de diviser le texte en plusieurs parties (en langue vernaculaire, pecie), afin d’éviter qu’un seul scribe ne conserve une copie entière aussi longtemps qu’il lui faudrait pour la copier de la première à la dernière page. Il était donc non seulement difficile, mais aussi peu rentable de créer des volumes gigantesques regroupant l’ensemble du droit romain. Le Corpus de Justinien a donc été divisé en cinq volumes. Dans ces « livres de droit » (en latin, Libri Legales), la principale part revient naturellement au Digeste, qui occupe pas moins de trois des cinq volumes. Le premier volume contient en effet les 23 premiers livres et demi (car il se termine par le deuxième titre du livre 24 du Digestum), et sera bientôt appelé le « Digeste ancien » (Digestum vetus) ; le deuxième volume va jusqu’au livre 38, et le troisième contient les 12 derniers livres. Il s’agit en tout cas de la dernière partition du Digeste, en usage au moins depuis la fin du XIIIe siècle. Dans certains manuscrits plus anciens, la partie centrale du Digeste se termine abruptement au livre 35 (D.35.2.82), et le reste est transcrit dans le troisième des Livres Legales. C’est peut-être là l’origine du nom communément donné à leur deuxième volume Digestum infortiatum parce qu’il est « renforcé » par les livres 35-37 du Digeste (il existe en fait de nombreuses théories sur ce point). Heureusement pour nous, le troisième volume porte un titre plus intuitif : Digestum novum.

Bien que considérablement plus petit que le gigantesque Digeste, le Code de Justinien était néanmoins trop long pour être inclus dans un seul volume : la plupart de ses 12 livres ont été inclus dans le quatrième tome des Libri Legales, qui a ensuite pris le nom de Codex, les livres 1 à 9 du Code de Justinien ayant été inclus dans le quatrième des Libri Legales. Pour des raisons économiques, mais aussi sans doute en raison des difficultés à reconstituer le Codex dans son intégralité et à cause de l’apparition précoce de gloses sur les neuf premiers livres, les trois derniers livres (10-12) ont été placés à un autre endroit, généralement à l’ouverture du dernier des cinq Libri Legales qu’on appelle le « petit volume » (Volumen parvum). En réalité, même ce dernier tome n’est pas si petit, car en plus des Tres Libri – les trois derniers livres du Code – il contient également les Institutes et les constitutions supplémentaires de Justinien promulguées après la publication du Code (les « nouvelles » constitutions ou Novellae), pour lesquelles les juristes médiévaux utilisaient, comme nous l’avons déjà vu, la collection appelée Authenticum. Sur ces 134 novellae, les juristes médiévaux n’en ont utilisé que 98, réparties en neuf collections (Collationes). De courts résumés de ces novellae (appelés, en hommage à l’Authenticum, « authenticae »), apparaissaient également dans les livres du Code, suivant l’ordre thématique.

En plus de tout cela, ce cinquième et dernier volume des Libri Legales contient également quelques autres textes que, à vrai dire, les juristes n’ont pas su trop qualifier ni placer : il s’agit d’un recueil de droit coutumier féodal, surtout lombard (que l’on appellera Libri Feudorum), inclus dans ce volume au cours du XIIIe siècle, et de quelques constitutions de césars « modernes » (c’est-à-dire d’empereurs médiévaux), Frédéric Ier Barberousse (1155-1190) et son petit-fils Frédéric II (1215-1250), auxquels s’ajouteront plus tard quelques constitutions d’un empereur du XIVe siècle, Henri VII (1312-1313). Bref, ce volume était « petit », mais il n’a cessé de croître !

Les sources normatives universelles contemporaines : le droit canonique

Le droit canonique médiéval n’était pas seulement moderne – surtout par rapport au droit romain – mais il a continué à se moderniser et à évoluer avec son temps. Il était donc aussi contemporain pour le juriste du XIIe siècle que pour celui du XIVe siècle (Hahn, 2023).

Pour comprendre ce que cela signifiait concrètement, il est nécessaire d’examiner le moteur de l’Église occidentale, au cœur de la machine administrative et donc aussi juridique : la papauté. La réforme dite « grégorienne » du XIe siècle a été véritablement révolutionnaire, car en quelques décennies, elle est parvenue à remodeler l’Église tout entière et à lui donner une nouvelle forme fortement pyramidale. Cette nouvelle Église avait besoin d’une loi tout aussi nouvelle. Il y a cependant des choses que même un pape médiéval ne peut pas faire. L’une d’entre elles consistait à traiter l’ancien droit ecclésiastique comme Justinien l’avait fait avec l’ancien droit romain, c’est-à-dire à modifier les textes individuels lorsqu’ils n’étaient pas conformes au résultat souhaité. Certaines pierres angulaires, telles que les conciles œcuméniques, les synodes d’importance particulière, la tradition patristique, les règles monastiques et surtout les Saintes Écritures, ne pouvaient être ignorées. Il était cependant nécessaire de mettre de l’ordre dans cette tradition (Winroth et Wei, 2022), car au cours de plus de mille ans d’histoire, la production normative au sein d’une Église qui tendait à se décentraliser avait été plutôt alluvionnaire.

Une collection provenant d’une matrice scolastique et extraordinairement réussie met l’ordre dans cet enchevêtrement de règles (appelées techniquement « canons », d’où l’expression de droit « canonique ») : la Concorde des canons discordants (Concordia discordantium canonum), ou plus simplement le Décret de Gratianus-Gratien (Decretum Gratiani), réalisé par ce juriste éponyme dans la première moitié du XIIe siècle. Il s’agit d’un ouvrage tellement répandu qu’il surclasse complètement la concurrence (et les recueils de canons ecclésiastiques ne manquaient pas !). En quelques décennies, ce recueil est non seulement utilisé mais aussi enseigné dans les universités. Le Decretum ne sera remplacé que par le Code de Droit Canonique de 1917 : beau bilan pour un texte qui n’a jamais été promulgué par qui que ce soit, mais qui a néanmoins été considéré comme une source juridique pendant près de huit siècles !

Dès le Decretum, on commence à respirer l’air insufflé par la réforme dite « grégorienne » : les règles (les canons) que Gratien tente de compiler dans son Décret sont sélectionnées afin d’affirmer la position centrale du pape. C’est précisément pour cette raison que de nouvelles règles doivent être élaborées, pour permettre à la machine bureaucratique de l’Église (gigantesque mais très efficace) de se mouvoir avec agilité. À y regarder de plus près, cette machine est en fait une véritable entité juridique – la première, en fait, et la plus grande qui ait jamais existé en Europe, surtout si l’on considère qu’une bonne partie de toutes les terres de l’Occident médiéval étaient entre les mains d’institutions ecclésiastiques, qu’il n’y avait pas d’autre moyen de les protéger et que le droit canon dictait les règles de gestion de ces établissements (Hartmann et Pennington, 2008).

À la tête de la structure énorme mais unitaire de l’Église se trouve le pape. Cette verticalité a permis (tout en garantissant sa propre consolidation) une production législative rapide, considérant le souverain pontife comme la source suprême du droit canonique (à l’exception des conciles universels, une limitation qui est restée pendant longtemps plus théorique que concrète). Parfois, le pape utilisait l’ancien instrument des synodes pour promulguer de nouvelles décrétales approuvées par acclamation par les évêques présents. Cependant, le moyen le plus efficace pour le pape de renforcer la relation hiérarchique avec les autres évêques était de s’approprier une juridiction supérieure et d’institutionnaliser cette hiérarchie juridictionnelle. Pour ce faire, le mécanisme choisi est le même que celui utilisé par les empereurs de la Rome antique qui répondaient par des lettres, appelées rescrits, aux demandes des magistrats locaux.

Les plus anciennes lettres adressées au pape (généralement par d’autres évêques) traitaient de questions liturgiques, ecclésiologiques et pénitentielles (d’Avray, 2019). Peu à peu, les autorités ecclésiastiques de toute l’Europe commencent à adresser au pape des questions de plus en plus strictement juridiques : les problèmes à résoudre étaient souvent complexes, et exigeaient des solutions subtiles. Cette façon de procéder s’est également étendue progressivement aux décisions déjà rendues par les tribunaux ecclésiastiques de première instance (en règle générale, les tribunaux des évêques et des archidiacres) ou d’appel (les tribunaux métropolitains). En principe, une distinction pouvait être ainsi faite entre les responsa portant sur des questions générales et les rescripta proprement dits, lorsque le pape réexaminait la décision d’une affaire spécifique. C’est précisément cette fonction d’appel du pape, inconnue dans l’Europe du haut Moyen Âge, qui assure l’application homogène du droit tout en permettant son intégration, et donc l’innovation. Une fois mise en place, c’est précisément la force centripète croissante de la curie papale qui incitera un nombre croissant de justiciables à s’adresser directement à elle en première instance.

En l’espace de quelques décennies, le nombre de ces epistulae decretales – terme de plus en plus abrégé en decretales – augmenta tellement qu’il incita d’abord divers auteurs à les organiser en divers recueils. Le pape lui-même, Grégoire IX (1227-1241), les ordonne dans un grand recueil officiel promulgué en 1234. En fait, le travail du pape Grégoire IX n’est pas très différent de celui de Justinien avec les constitutions impériales : il se résume à un tri parmi celles déjà émises par ses prédécesseurs, ne permettant leur application que dans la mesure où elles sont présentes dans (et sous la forme prescrite par) sa propre compilation. Les plus de 2 000 décrétales ainsi rassemblées et promulguées par Grégoire IX avaient toutes été publiées après la rédaction du Decretum de Gratien, et étaient donc restées en dehors de celui-ci – d’où le nom sous lequel le recueil était habituellement appelé, Liber extravagantium decretalium (littéralement « le livre des décrétales qui errent en dehors » du Decretum), plus connu sous le bref nom de Liber extra. Il s’agissait donc d’un ensemble de règles relativement récentes, surtout si on les compare à celles regroupées dans le Decretum lui-même : d’où la prise de conscience, parmi les juristes de l’Église (les canonistes), d’une division entre l’ancien droit (celui « harmonisé » dans la compilation de Gratien) et le nouveau droit, celui de cette matrice pontificale (Brandes, 2020).

De même que le deuxième Code de Justinien n’a pas empêché la promulgation de nouvelles constitutions impériales, le recueil de Grégoire IX n’a pas mis fin à la publication de nouvelles décrétales papales. De nouveaux recueils officiels, promulgués par les papes, se sont succédés entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe siècle. Bien que plusieurs autres recueils officiels aient été promulgués au cours du XIIIe siècle par les successeurs de Grégoire IX, ils ont été rapidement oubliés car ils ont été fusionnés en un seul imposant recueil à la fin de ce siècle : le soi-disant « sixième livre » (appelé Liber Sextus parce que le Liber extra de Grégoire IX était composé de cinq livres en son sein), promulgué en 1298 par le pape Boniface VIII (1294-1303). Ce recueil a été suivi, en 1314, par le « septième livre » du pape Clément V (1305-1314), beaucoup plus rare. Il s’agit du Liber Septimus, plus communément appelé Clementinae, car il rassemblait principalement des décrétales émises par ce dernier. La liste est complétée par les décrétales du pape Jean XXII (1316-1334), les Extravagantes Joannis XXII : extravagantes parce que, comme dans le cas de Grégoire IX, elles « sortent » des recueils précédents.

Avec l’invention de l’imprimerie, ces recueils, ainsi que le Decretum, allaient finalement faire partie du Corpus Iuris de l’Église : de même que le recueil de Justinien était communément appelé le Corpus Iuris Civilis, ce vaste recueil de droit canonique allait être appelé le Corpus Iuris Canonici par l’éditeur Jean Chappuis, qui les a fait imprimer à Paris en 1500-1503, en y ajoutant un recueil supplémentaire de 69 décrétales qu’il a appelé « Extravagantes communes ». À la fin du XVIe siècle, le recueil de Chappuis est si bien établi qu’il sera officiellement promulgué mais aussi révisé et amendé, notamment en ce qui concerne le texte du Decretum, à Rome en 1582 (Brundage et Eichbauer, 2023).

Les sources réglementaires spéciales

Après avoir présenté les sources normatives universelles, passons aux sources normatives particulières, c’est-à-dire circonscrites dans l’axe spatio-temporel médiéval. Sans prétention universaliste, leur application est circonscrite dans le temps et dans l’espace, s’appliquant à certaines sphères territoriales à partir d’un moment donné, jusqu’à ce qu’elles soient abrogées ou qu’elles soient parfois tombées en désuétude.

Par souci de cohérence avec la tripartition dont nous sommes partis au début, nous avons ici aussi préféré nous intéresser au sujet producteur de la règle. Par conséquent, nous pouvons faire une division générale entre les organes fondamentalement unitaires (en premier lieu, le monarque) et ceux collégiaux, ou du moins ceux qui sont l’expression d’une collégialité. Dans le premier cas, il y aura une séparation nette entre ceux qui produisent la règle et ceux qui sont obligés de l’observer ; dans le second cas, en revanche, il existe une relation à double sens entre la production de la règle et le cercle des sujets auxquels cette règle sera ensuite appliquée. Au fur et à mesure que la composition de ce cercle change, la règle change et aussi, souvent, la manière même dont elle est produite.

Droit romain et législation municipale

À la différence des royaumes, les sources réglementaires particulières sont l’expression d’un pouvoir politique plus participatif. Le cas principal et le plus significatif est celui de la législation municipale. Lorsque l’on parle de municipalités, on pense immédiatement à celles du Centre-Nord de l’Italie, mais ce n’est que partiellement vrai : non seulement toute cette région n’était pas composée de cités autonomes vis-à-vis des pouvoirs seigneuriaux, mais on rencontre aussi de nombreuses municipalités importantes en Europe, par exemple dans le Sud de la France, en Flandre et dans les terres impériales (Haemers, Dumolyn, Murray et van de Maagdenberg, 2023) : c’est précisément là qu’un grand nombre de villes, bien que nominalement soumises à l’empereur, étaient élevées par lui au rang de villes libres impériales (Freie und Reichsstädte). Nombre de ces villes – de Hambourg à Cologne, de Lübeck à Dantzig – se sont regroupées au sein de la Hanse : à son apogée, la Ligue hanséatique s’étendait de Bruges à Novgorod (Groth, 2016). Ces municipalités médiévales ont joui pendant des siècles d’une grande autonomie, tant administrative que, surtout, législative.

La principale différence entre les communes médiévales du Sud et du Nord de l’Europe, tant dans la production que dans l’application du droit, concerne le rapport au droit romain (dans sa reformulation médiévale, bien entendu) : la « pénétration » du droit romain est intervenue beaucoup plus tôt en Italie, et seulement quelques siècles plus tard dans le Nord de l’Europe. Cette différence est due tant au fait que les universités ont commencé à se répandre dans les parties centrales et supérieures de l’Europe continentale beaucoup plus tard qu’en Europe du Sud, qu’à la nette préférence pour le droit canonique par rapport au droit romain de nombreux étudiants d’Europe centrale et septentrionale (une préférence encore visible pendant un certain temps après la fondation des premières universités dans le centre de l’Europe) (Strothmann, 2020).

Ce que l’on appelle la « réception » (Rezeption) du droit romain dans les territoires germaniques a commencé au cours du XVIe siècle, mais dès la fin de ce siècle, les résultats étaient extrêmement pertinents, tant en termes de capillarité de la diffusion que de niveau de pénétration. Cela est particulièrement évident dans la révision des statuts municipaux de nombreuses villes impériales libres du Nord de l’Europe : le résultat dépasse souvent la simple « modernisation » des règles, qui sont désormais souvent remodelées sur la base de principes ayant une matrice romaine évidente.

En Italie centrale et septentrionale, en revanche, l’influence du droit romain sur la législation municipale a tout de suite été très forte, et ce n’est pas un hasard si le développement des communes est allé de pair avec la diffusion des universités. D’ailleurs, le fait qu’il y ait eu beaucoup plus de petites universités qui sont nées que de celles qui ont survécu au cours des siècles montre à quel point les deux phénomènes étaient symbiotiques. Le grand élan économique de l’Italie municipale a également marqué la naissance d’une bourgeoisie citadine : celle-ci avait besoin d’un substrat juridique pour son commerce qui allait bien au-delà des anciennes règles coutumières. Ainsi, dans sa révision médiévale par des juristes formés dans des universités qui fonctionnaient presque toujours dans l’espace urbain des communes, le droit romain est devenu l’outil de choix de la classe politique urbaine en ascension, composée surtout de marchands et d’artisans, et non de grands propriétaires terriens.

Les statuts des villes présentent généralement un certain degré d’homogénéité. Généralement, la première partie fournit des règles sur les institutions municipales en réglementant leur élection, leur durée, leurs pouvoirs et la manière dont ils sont exercés. Ensuite, une autre partie des statuts détermine souvent les règles de procédure pour les procès civils et pénaux. La troisième partie comprenait le droit pénal (le plus souvent une liste de peines pour une série de délits), le droit fiscal (fondamental pour une institution autosuffisante telle qu’une cité-État) et, souvent, les règles relatives aux différentes corporations, en raison de leur centralité absolue dans la vie des communes.

La concurrence entre les villes n’était pas seulement économique et politique, mais aussi juridique. Cela signifie que lorsqu’une ville trouvait une meilleure solution à un certain problème (c’est-à-dire qu’elle produisait une règle plus efficace en termes économiques ou plus satisfaisante en termes institutionnels, en particulier si l’on tient compte des relations de pouvoir qui changeaient fréquemment au sein des municipalités), cette nouvelle solution était souvent copiée par d’autres villes. C’est pourquoi, même si chaque ville était indépendante dans la formulation de son propre statut, dans la pratique, la plupart des statuts des villes ont fini par se ressembler.

En raison du lien étroit entre la politique interne d’une ville et ses règles, les statuts urbains étaient très vulnérables aux changements. Dante, par exemple, dit que les statuts de la ville de Vérone ne duraient que de la troisième à la neuvième heure d’une journée. Cette activité a atteint son apogée au XIIIe siècle : au cours de ce siècle, par exemple, pas moins de onze versions différentes des statuts de la ville de Bologne se sont succédées.

Regna

Lorsque nous pensons aux sources réglementaires applicables à des royaumes entiers, nous imaginons généralement un souverain qui dicte la loi au sens propre. Même si le monde médiéval et le début de l’époque moderne n’ont pas lu Montesquieu et ne connaissent donc pas la séparation des pouvoirs, il serait naïf d’imaginer un souverain absolu, car un tel pouvoir n’existe pas. En résumant, on pourrait en effet dire que la genèse des États de droit modernes repose précisément sur la friction entre un pouvoir central et des strates de pouvoirs locaux qui se sont opposés à la poussée centralisatrice du premier.

L’un des instruments privilégiés de ce pouvoir central est précisément la production de règlements, la création de règles applicables (tendanciellement) à tous les sujets. Le souverain n’a pas toujours réussi à exercer un monopole sur la production de normes juridiques : il suffit de penser au cas du royaume de Pologne, où la Diète générale du Royaume (la Sejm), expression avant tout d’une oligarchie de magnats, a réussi à empêcher la même centralisation du pouvoir tout au long de l’époque moderne. Ailleurs, cependant, une centralisation similaire a déjà eu lieu au Moyen Âge : les Normands ont été les maîtres, tant en Angleterre qu’au le Sud de l’Italie.

L’exemple le plus significatif de la relation entre centralisation et législation basée précisément sur l’héritage normand se trouve dans le Liber Augustalis promulgué par l’empereur Frédéric II en sa qualité de souverain du royaume de Sicile, mais en utilisant en même temps sa maiestas d’empereur (un simple roi ne peut pas s’appeler Auguste). Les sources utilisées pour l’élaboration des normes, en particulier pour les grandes réformes législatives, peuvent être des plus variées : un exemple en est la grande législation d’Alphonse X (1252-1284), connue sous le nom de Siete Partidas en raison de sa division interne. Si certaines monarchies ont produit de grands textes réglementaires comme le Liber Augustalis et les Siete Partidas dès le XIIIe siècle, d’autres n’ont réussi à acquérir un pouvoir réglementaire d’une intensité comparable que plus tard : un cas emblématique est celui de la France, où la persistance d’un fort pluralisme juridique, et l’enracinement des coutumes locales et surtout régionales, ont conditionné l’activité législative du souverain bien au-delà du Moyen Âge (Kim, 2021).

Sources doctrinales et sources de la pratique

Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux règles : des règles qui doivent être appliquées parce qu’une autorité supérieure l’ordonne. Mais si l’application du droit était automatique, aujourd’hui encore, nous n’aurions pas besoin d’avocats, de juges, de notaires et de professeurs. C’est d’autant plus vrai à une époque où les règles elles-mêmes étaient parfois difficiles à comprendre. Le meilleur exemple, encore une fois, est la grande compilation de Justinien, qui contenait de nombreuses ambiguïtés (parfois même des contradictions ouvertes) en son sein, à la fois en raison de la rapidité avec laquelle elle a été compilée et parce que la structure de la pensée antique et médiévale n’était pas systématique et considérait les contradictions comme inévitables et même utiles pour distinguer les cas les uns des autres. De plus, les règles datent d’une autre époque : elles doivent donc être réinterprétées et adaptées à un monde profondément différent (Lange et Kriechbaum, 1997 et 2007). C’est pourquoi, dès le début du XIIe siècle, des juristes ont commencé à interpréter la compilation justinienne : cette interprétation est devenue de plus en plus complexe et s’est « ramifiée » en différents types d’ouvrages, qui seront abordés dans la deuxième partie de ce volume (Cairns et du Plessis, 2010).

Très vite, la même technique sera utilisée pour le droit canonique. Dès le début du XIIIe siècle, c’est le caractère de plus en plus technique que les nouvelles normes (les décrétales pontificales) ont rapidement revêtu qui a nécessité un traitement tout aussi technique.

Cette technicité croissante est également visible dans ce que l’on appelle communément les sources de la pratique. Pensons tout d’abord aux décisions prises au cours des procès, et donc aux jugements des juges. À la fin du Moyen Âge et au tout début de l’époque moderne, la connaissance du droit romain devient de plus en plus nécessaire pour être juge, constituant même souvent une condition formelle d’admission dans les cours judiciaires d’Europe, en premier lieu les plus importantes, appelées à se prononcer sur le travail des juridictions inférieures. Même lorsqu’en théorie le droit romain ne pouvait être explicitement appliqué, les juristes étaient de plus en plus formés dans les universités et apprenaient à penser le droit à travers des catégories inspirées des concepts du droit romain. S’il n’entre pas par la grande porte, le droit romain finit toujours par regarder par une fenêtre quelconque. Il en va de même pour les privilèges, non seulement pour des raisons formelles (ils sont presque toujours rédigés en latin), mais aussi pour des raisons substantielles : la manière dont un droit ou une propriété, par exemple, est conféré est de plus en plus influencée par le droit romain, et ce avant tout pour la simple raison que les fonctionnaires de la chancellerie sont de plus en plus souvent, sinon diplômés de l’université, du moins bien versés dans le droit « savant », et pas seulement dans les coutumes et les statuts locaux. A fortiori, cela vaut également pour les archives notariales, extrêmement riches et utiles. C’est notamment le cas en Europe continentale, où la conservation sine die des documents notariaux deviendra bientôt obligatoire (alors que, par exemple, une telle obligation ne s’appliquera jamais à la common law).

POUR FAIRE LE POINT

  1. D’où vient l’idée que le droit romain est un droit universel ?
    1. Le droit romain est considéré comme l’expression des principes de la raison humaine.
    2. Le droit romain ressemble au droit des différentes régions européennes au Moyen Âge.
    3. Le droit romain est le droit de l’Empire, concept qui subsiste, sinon dans les faits, du moins dans l’idéologie médiévale.
  2. La compilation de Justinien :
    1. est le résultat d’une révision progressive de l’ancien droit romain, élaboré sur une longue période, claire et bien structurée : c’est la clé de son succès au cours des siècles.
    2. est une révision importante mais hâtive de l’ancien droit romain, avec de nombreuses ambiguïtés.
    3. consiste en une mise à jour de l’ancien droit romain, qui le laisse essentiellement inchangé, sans nouveaux ajouts.
  3. Les Novelles de Justinien :
    1. sont des oraisons prononcées par Justinien au cours de son long règne.
    2. sont des résumés supplémentaires de l’ancien droit romain ajoutés par Justinien au bas du Code.
    3. sont des nouvelles lois publiées par Justinien en grec, mais traduites plus tard en latin.
  4. Le Digeste de Justinien :
    1. a été immédiatement appliqué en Occident, puis transposé dans la législation romano-barbare.
    2. n’entré en vigueur qu’à Constantinople en raison de sa complexité.
    3. a été envoyé en Occident mais, en raison de sa complexité, n’a pas été appliqué dans la pratique pendant plusieurs siècles.
  5. Les Institutes de Justinien :
    1. sont un ensemble de lois promulguées par l’empereur Justinien.
    2. un recueil de maximes jurisprudentielles de l’ancienne Rome.
    3. un manuel d’introduction à la formation des juristes.
  6. Les Libri Legales :
    1. sont un recueil de droit coutumier du Nord de l’Italie, qui s’est répandu en Occident.
    2. sont un recueil de droit canonique et de droit romain à l’usage des universités.
    3. regroupent le droit de Justinien avec quelques ajouts.
  7. Le Décret de Gratien s’intitule la Concorde des canons discordants
    1. parce que Gratien utilise le droit romain pour harmoniser les conciles et les rendre plus juridiques.
    2. parce que Gratien tente de systématiser le droit ecclésiastique et de résoudre les lacunes et les antinomies à l’aide d’une dialectique médiévale.
    3. parce que Gratien modifie arbitrairement le droit ecclésiastique pour résoudre les lacunes et les antinomies et rendre chaque règle claire et sans ambiguïté.
  8. À l’origine, les Décrétales étaient :
    1. des lois promulguées par les évêques.
    2. le discours inaugural de chaque pontife au début de son pontificat.
    3. les réponses du pape à des questions spécifiques.
  9. La législation municipale
    1. consiste en un ensemble de dispositions communales à destination de tous les sujets de l’Empire.
    2. sont les statuts des différentes villes.
    3. est une synthèse des maximes juridiques communes au droit romain et au droit canonique.
  10. Ce que l’on appelle la « réception » du droit romain
    1. commence en Italie et dans le Sud de l’Europe, puis s’étend, avec un décalage discret, à l’Europe centrale.
    2. commence en Europe centrale et s’étend, avec un court décalage, à l’Europe méridionale.
    3. se répand en peu de temps dans toute l’Europe occidentale.
  11. Le droit des royaumes :
    1. est une synthèse du droit de Justinien promulgué par les souverains en Europe.
    2. constitue une rupture absolue avec le passé et caractérise l’absolutisme des monarchies européennes.
    3. est l’un des moyens par lesquels les monarchies européennes centralisent la production législative dans les territoires sous leur juridiction.
  12. Les sources doctrinales ont été élaborées dans le but de :
    1. traduire la compilation latine de Justinien en langue vernaculaire.
    2. d’harmoniser le droit romain, le droit canonique et le droit coutumier pour créer un droit moderne.
    3. d’expliquer le droit romain et le droit canonique afin d’en clarifier l’interprétation.

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Normativité juridique et normativité sociale

Avant le droit : la normativité

Depuis quelques décennies les sociétés occidentales, mais en partie aussi celles des pays qu’autrefois on nommait en voie de développement, sont caractérisées par une tension paradoxale affectant le statut du droit. Malgré une diffusion croissante des revendications sociales, économiques, politiques et historiques sous la forme de demandes de justice ou, plus généralement, d’affirmation de droits, force est de constater aussi que la fonction ordonnatrice du droit subit la concurrence d’autres systèmes institutionnels. Si les besoins de reconnaissance des droits existants et de formulation de nouveaux droits se multiplient, accompagnés comme ils sont par une poussée vers une constitutionnalisation à l’échelle globale, il est tout aussi clair que le gouvernement des sociétés contemporaines fait appel à une pluralité d’instances normatives qui obligent le droit à redéfinir et justifier son rôle. Le monisme État-droit avait été remis en question au début du XXe siècle par l’affirmation du pluralisme institutionnel et de la diversité des ordres juridiques. Nous assistons aujourd’hui à une sensibilisation majeure à l’égard de rationalités et de techniques normatives relevant de domaines disciplinaires et contextes opératoires divers. Une telle diversité dessine un paysage de normativités à la fois hétéroclites et tendanciellement autoréférentielles, quand on pense aux défis lancés au droit par la science et la technique, la biologie, l’économie, l’éthique, la religion, sans oublier la force performative du marketing. Il s’agit de secteurs dotés d’un propre patrimoine catégorial et opérationnel visant à conditionner l’autonomie du raisonnement juridique. Cette situation doit inviter les chercheurs et chercheuses à une mise en perspective historique, théorique et pratique des critères qui organisent la réglementation des conduites.

Si l’on voulait réduire cette situation sous une formule sans doute hâtive, on pourrait dire qu’avant le droit il y a la normativité, dans un sens plus logique que chronologique car le droit est une des manifestations, sans aucun doute la plus équipée sous l’aspect technique et formel, de la catégorie générale de la normativité à l’intérieur de laquelle d’autres critères ordonnant les choses, les personnes et leurs actions sont envisageables et opératoires. D’où la nécessité d’adopter une perspective capable de raisonner en termes de normativités comparées, ce qui amène à analyser la combinaison de dispositifs de nature différente, sans pour autant oublier que la normativité juridique possède une sorte de clinamen intrinsèque disposé à reconquérir en chaque circonstance le rôle de catalyseur souverain. C’est ainsi sur le terrain d’une normativité polyédrique que le droit peut affirmer et penser sa propre façon de construire le fait social. L’histoire, du passé comme du contemporain, reste bien sûr le cadre de représentabilité pour un tel espace de comparaison mais aussi le lieu de vérification pragmatique entre modèles et stratégies différents.

Ce paysage composé et aussi chatoyant des normativités finit inévitablement pour faire ressurgir le rôle spécifique du droit et son irréductibilité à d’autres modèles qui orientent la conduite. Dans les cultures juridiques découlant de la tradition romano-canonique, le droit a depuis toujours revendiqué une autonomie que la figure du juriste-notable a incarnée avec une visibilité sociale incontestable. Cette autonomie concerne d’un côté les pratiques sociales visant la création d’un ordre dans le rapport entre les personnes et entre celles-ci et les choses et, de l’autre, les justifications épistémologiques, théoriques et méthodologiques qui ont renforcé cette position à la fois excentrée et hégémonique dans l’organisation des relations sociales. L’autonomie mal comprise peut facilement tourner à l’autoréférentialité. Au lieu de s’interroger sur la différenciation des disciplines, on peut observer un malheureux penchant de certains juristes consistant à voir le monde uniquement sub specie iuris. Or, si l’on veut reconnaître une fonction utile et efficace au droit dans son rapport aux sciences sociales, il faut que cette autonomie soit conservée comme la condition grâce à laquelle la discipline parvient à élaborer son propre outillage technique, à savoir sa qualité distinctive sur le plan diagnostique et opératoire. Toutefois, il faut que cette autonomie s’assigne un objectif beaucoup plus ambitieux que celui de lire la réalité sub specie iuris. Il faut qu’elle soit le véhicule permettant aux opérations et catégories juridiques de faire fructifier leurs apports aux autres sciences sociales : ce n’est qu’en déployant ses ressources techniques, à savoir sa propre manière de concevoir et de qualifier le monde, que le droit « parle » utilement à la sociologie, l’anthropologie, la science politique, l’histoire, l’économie, la philosophie aussi bien qu’aux sciences du vivant. Et c’est l’inventivité technique du droit qui montrera les déplacements les plus stimulants proposés aux autres sciences sociales. L’Isolierung mommsenienne du droit renvoie à l’autonomie du processus juridique, mais ne préconise pas l’autisme d’une forme normative déliée des besoins sociaux.

Cette revendication de l’autonomie du droit, de sa non-réductibilité aux protocoles des autres sciences sociales, correspond certes à une exigence de différenciation fonctionnelle, dirait Luhmann (Luhmann, 1981), ou, plus en général, à une marque de distinction véhiculée par les acteurs du champ, comme dirait Bourdieu : « La constitution du champ juridique est inséparable de l’instauration du monopole des professionnels sur la production et la commercialisation de cette catégorie particulière de produits que sont les services juridiques » (Bourdieu, 1986). Cependant, je pense avant tout qu’il est, d’un point de vue épistémologique, dans l’intérêt même des sciences sociales de rencontrer le droit dans toute sa spécificité technique. C’est uniquement grâce à son propre outillage que le droit est en mesure de pousser les sciences sociales à réfléchir aux limites de leurs fondements épistémologiques, théoriques et cognitifs. Si cette provocation technique du droit reste fanée, on pourrait certes se contenter de faire des sciences sociales du droit (analyse des acteurs et de leur pratiques), mais on réussira difficilement à détecter l’essentiel : la mise en forme des rapports sociaux sur la base d’abstractions réelles et non purement théoriques.

L’œuvre entière de Yan Thomas représente un monument à ces abstractions concrètes et réelles. Je voudrais rappeler ici un passage de son ouvrage La mort du père qui signifie au mieux cette conviction. Thomas parle du parricide, une pratique qui ne commence à acquérir une certaine diffusion sociale qu’à Rome car c’était une manière pour le fils de devenir sui iuris, à savoir titulaire d’une personnalité juridique autonome de la puissance paternelle qui était par principe viagère. Il fait l’observation suivante :

« Même si le parricide n’avait pas été, à Rome, un fait d’histoire sociale, cela n’empêcherait pas de considérer sa présence au sommet de l’échelle des crimes comme significative d’une organisation sociale toute entière commandée par la figure potestative du père […]. Ce personnage et son pouvoir étaient conçus abstraitement, indépendamment de tout contenu sociologique concret » (Thomas, 2017, p. 44).

La fréquence du fait social n’est pas un critère pour mesurer l’existence et donc la validité du droit. Cela serait aussi confirmé par la situation opposée d’un fait socialement très rare, la puissance de mise à mort du fils par le père (vitae necisque potestas), vis-à-vis duquel l’histoire sociale aurait montré un intérêt assez tiède précisément du fait de son caractère rare et ainsi peu représentatif d’une pratique répandue dans la société romaine. Thomas renverse la logique du raisonnement de l’histoire sociale et fait précisément de la rareté un facteur même de force du droit : « Pour que le ius vitae necisque ait caractérisé à lui seul la patria potestas, il faut qu’il ait été toute autre chose qu’une réalité quotidienne : un principe d’organisation dont les effets visibles sont secondaires » (Thomas, 2017, p. 199).

Cette position de Thomas est le symptôme le plus radical d’un rapport traditionnellement problématique entre droit et sciences sociales. Ces dernières se sont imposées avec un choix épistémologique de rupture : elles ont accordé une prééminence discriminante à l’étude des acteurs et de leurs pratiques alors que le droit a depuis toujours placé le texte comme source première pour dégager une vérité historique. Bien que cette opposition se soit quelque peu atténuée ces dernières années, elle reste un sujet de débat entre ceux qui attribuent à la vérité du terrain l’indice ultime pour définir l’existence d’un fait ou d’un processus historique et ceux qui revendiquent au contraire le recours à un regard réflexif déposé sur les textes ouvrant une voie inaliénable d’accès à la vérité. Dans ce cadre, il faut toujours rappeler que les deux étapes institutionnelles fondamentales dans la définition de l’identité des sciences sociales en France (la création en 1947 au sein de l’École pratique des Hautes Études d’une sixième section dédiée aux sciences sociales et son émancipation en 1975 avec la naissance de l’actuelle École des Hautes Études en Sciences Sociales) ont été marquées par un rapport ambigu au droit. D’une part, l’arrêté du ministère de l’Éducation nationale de 1947 fixant le programme de la sixième section mentionne le droit comparé comme l’un des instruments de recherche destinés à « promouvoir les humanités », tandis que la composition de la première assemblée des « Directeurs d’études » de 1948 ne compte pas moins de cinq historiens du droit, sociologues et anthropologues de la trempe de Louis Gernet, Georges Gurvitch, Gabriel Le Bras, Henri Lévy-Brühl et Pierre Petot. En revanche, aucun juriste n’apparaît dans Une école pour les sciences sociales, l’ouvrage collectif publié en 1996 pour faire le point sur vingt ans d’activité de l’ÉHESS, (Revel, Wachtel, 1997).

Ces oscillations signalent que dans la locution « droit et sciences sociales », le « et » préside une frontière d’échange mais pas de mélange. Il va de soi que le particularisme du droit parmi les autres sciences sociales ne remet pas en cause la légitimité de ces dernières à traiter le phénomène juridique selon leurs propres méthodes d’investigation. Elles l’allègent de son armature technique et l’appréhendent par une étude des acteurs et de leur capacité à jouer avec les règles. Ce serait cependant une altération de la réalité qu’ignorer une donnée incontournable : à côté des acteurs en chair et en os, il y a de l’invisible institutionnel formé par des principes et catégories, du « déjà là » théorico-pratique dont l’autonomie et l’historicité sont indépendantes des sujets concrets et de leur stratégies individuelles ou collectives. Comme toute institution, le droit, en définitive, existe en extériorité aux acteurs car il s’affirme comme morphologie abstraite des rapports sociaux, ou si l’on préfère, comme morphologie de la praxis, une praxis du domaine duquel le marxisme a fait souvent l’erreur d’écarter le droit. Et pourtant la première thèse de Feuerbach, qui énonce le principe du matérialisme marxien, avait posé les conditions pour reconnaître au droit les caractères de cette praxis qui est capable de produire de la pensée en tant que telle et pas comme application d’une pensée qui la précède. Le droit produit la réalité en élaborant des formes qui sont tout aussi réelles que le monde des faits « empiriques ». Ensuite la synthèse se réalise certes lorsque le potentiel de ces formes est employé par les sujets, mais cela confirme précisément que les « ingrédients » de cette synthèse sont a priori isolables et que la connaissance de cet univers de moyens est toute aussi indispensable que celle des hommes et des femmes qui s’en servent.

Pour résumer : faire des sciences sociales du droit, à savoir une analyse externe des pratiques juridiques, représente un objectif pour une étude des phénomènes normatifs, juridiques ou non. Un objectif qui est souvent véhiculé par un syntagme qu’on peut trouver quelque peu agaçant sinon grotesque : « je m’intéresse au droit », comme si le droit était une région attractive où pratiquer un tourisme intellectuel, à l’aune d’un regard orienté par le meilleur des behaviorismes possibles, mais finalement assez réfractaire à l’idée que pour connaître l’extériorité somatique de l’action humaine, il faut connaître les mécanismes, les ressorts qu’en construisent l’identité et la fonction, à savoir les formes abstraites du concret. Pour comprendre ce concret, il faut introduire la question du rapport entre droit et temporalité.

Droit et temporalité

C’est la tâche des historiens et non des philosophes, de reconnaître la temporalité toute singulière des pratiques normatives, et notamment des catégories juridiques élaborées à partir de ces pratiques. Cela oblige en outre à distinguer plusieurs histoires des disciplines juridiques, car l’historicité des procédures techniques propres à ce qu’on appelle le droit civil n’est pas la même que celles du droit pénal, public ou administratif. Lorsque les acteurs du droit réalisent une transposition abstraite des questions les plus brûlantes de leur contemporanéité, ils ont recours à des outils argumentatifs qui forment le patrimoine stratifié du savoir juridique. Ces outils conceptuels ont leurs histoires, leurs généalogies, leurs réemplois successifs, qui donnent au droit un rapport tout particulier à l’histoire. Pour le droit civil, les mots qui forment le vocabulaire juridique jusqu’à aujourd’hui remontent parfois à plus de deux millénaires. Pour le droit public et administratif, par contre, la formation du lexique et des concepts, tout en puisant en grande partie dans le patrimoine du droit civil, se réalise dans des branches disciplinaires autonomes seulement à une époque plus proche de nous. On pourrait même dire que le droit administratif, comme l’homme de Les mots et les choses de Michel Foucault, est une invention récente et date aux environs de la fin du XVIIIe siècle.

Mais au-delà des chronologies arythmiques des différentes branches du droit, il faut considérer la spécificité des techniques juridiques en ce qu’elles opèrent comme « formes » caractérisées par une capacité tendancielle très élevée à la « répétabilité structurelle », comme disait Koselleck. Ici se pose le rapport avec le contexte. Dotées d’un degré d’abstraction leur permettant une application sur une chronologie très longue, les techniques juridiques ont vocation à délimiter le contexte. Toutefois, aux yeux d’une histoire du droit non dogmatique, ces techniques ne seront pas intelligibles en soi (comme si elles-mêmes faisaient contexte, à savoir comme si les normes juridiques absorbaient dans leur schéma la situation et que celle-ci n’avait de son côté aucune existence autonome). En réalité, les techniques juridiques seront intelligibles à partir du contexte qu’elles ont préalablement investi. Le raisonnement est visiblement circulaire, mais un raisonnement de ce type étant inadmissible en logique, il ne l’est plus si l’on regarde la dynamique historique.

L’idée est que les techniques du droit ne sont pas fidèles à elles-mêmes comme le veut le pandectisme (ancien et nouveau) à la vocation historicide. Ces techniques se requalifient chaque fois que le contexte qui les emploie nous introduit à l’espace de la casuistique, une notion qui désigne certes la résolution judiciaire des différends, mais plus largement toute application concrète de la technique au service d’un contexte qui la rend chaque fois compréhensible d’une manière différente. Avant d’annoncer un choix de méthode, « faire » de la casuistique juridique au sens large signifie ainsi reconnaître au droit son propre « terrain » empirique, un « terrain » qui est avant tout technique et éventuellement aussi ethno-sociologique. Il faut rappeler d’ailleurs que les sciences sociales (notamment la sociologie), lorsqu’elles doivent se mesurer avec la dimension judiciaire de la vie sociale, parlent difficilement de « cas », mais plutôt d’affaires. Cette notion comprend tous les éléments non techniques de la procédure et s’intéresse plutôt aux acteurs concernés, au public, aux réseaux institutionnels, aux vies incarnées et non pas à cette beauté sublime (je le dis sans ironie) représentée par l’être humain réduit au centre d’imputation d’un faisceau de rapports juridiques.

Mais que signifie le fait que la casuistique soit considérée comme le terrain du droit ? D’une manière plus ou moins implicite, le terrain est souvent synonyme de concret, de contact direct avec la réalité des choses (« homme de terrain »). Il s’agit du lieu où les choses se révèlent à la vue (« carnets de terrain », « relevés de terrain ») par opposition aux constructions ou aux spéculations purement théoriques issues du travail en « laboratoire ». Les sciences sociales ont tendance à faire du terrain l’épreuve d’un principe de validation, le lieu d’émergence d’une vérité. On utilise même l’expression de « vérité-terrain », dans une démarche scientifique où la révélation du terrain semble ajouter un supplément de rationalité. Je pense que nous n’avons pas affaire à la même attente de validation lorsque nous pensons au cas comme terrain du droit. Le cas judiciaire témoigne de la manière la plus tangible et directe de ce lien avec le concret. Mais le concret peut être entendu de deux manières. A cet égard je voudrais évoquer l’explication cristalline proposée par le juriste et romancier Salvatore Satta dans son chef-d’œuvre Il mistero del processo. Le concret peut être ainsi perçu :

« soit par rapport à un abstrait (la norme) dans lequel tout le concret est hypothétiquement contenu, et que donc lui seul est le vrai concret ; soit dans l’absolu, au sens où le concret est le fait en tant qu’objet de la connaissance, et donc la connaissance du fait qui s’atteint par le jugement et seulement par le jugement : en un mot, le jugement lui-même. La première est au fond celle qui est traditionnelle chez les juristes ; mais il est clair qu’elle se résout en une fiction, car dire que dans la norme il y a tout revient à dire qu’il n’y a rien dans la norme, puisqu’il ne peut y avoir rien d’autre que ce que le jugement y met de temps en temps. Une fiction utile, somme toute, à bien des égards, mais qui devient dangereuse et pernicieuse lorsqu’on prétend en faire une réalité, c’est-à-dire confondre la norme avec le droit. C’est le reproche qui a été fait à la doctrine juridique d’innombrables fois, de réduire le droit à une série de généralisations, de principes déduits plus ou moins arbitrairement de la norme, incapables de comprendre et de refléter la réalité… Reste la deuxième façon de comprendre la référence au concret : la connaissance du fait. Mais qu’est-ce que la connaissance des faits si ce n’est le droit ? Si l’on y réfléchit un instant, on voit immédiatement que le droit n’est rien d’autre que l’être des relations humaines, un être nécessaire, absolu, la seule forme terrestre de connaissance qu’il nous soit donné d’avoir de l’être, si certain que nous le possédons tous, car nous vivons tous juridiquement même sans avoir jamais ouvert le code, et en vivant continuellement nous créons le droit et dans l’acte même de le poser nous le connaissons. Le chemin vers cette connaissance est le jugement, jus dicere, un mot merveilleux qui exprime à la fois la connaissance et la création… L’écrivain français qui a dit que le droit est ce que les juges disent être le droit pensait faire une remarque sceptique, mais il exprimait au contraire une vérité profonde, en fait la seule vérité qui puisse être exprimée dans la définition du droit » (Satta, 1994, p. 44-45).

Faire de la casuistique, en définitive, permet de comprendre que la qualification opérée par le droit n’implique pas que la signification des principes et des catégories juridiques soit fixée une fois pour toutes, car les instruments du droit fonctionnent en réalité comme un dépôt de « pouvoir faire » susceptible de s’activer dans les opérations et les circonstances les plus diverses. C’est à la sagacité des acteurs (juristes et profanes) de faire fructifier ce capital latent par un effort d’imagination qui soit capable d’envisager non seulement des applications inédites, mais aussi des instruments nouveaux. Certes les juristes et les historiens du droit ont moins de difficulté que les historiens purs à employer la catégorie du « latent » pour caractériser cette temporalité suspendue et propre aux techniques juridiques, les données actuelles étant pour ces derniers le seul indicateur empirique valable. Et pourtant dès qu’on a affaire au droit, force est de constater que la dimension du latent ne peut être oblitérée sans amputer la dynamique historique de cette inertie productive propre aux dispositifs et à leur capacité instituante.

Or, ce qui caractérise l’attente cognitive du juriste ou de l’historien du droit lorsqu’il se tourne vers son objet est la possibilité d’isoler la présence des données et opérations juridiques du reste de la réalité qui les entoure. L’individuation primaire des constructions normatives est immédiatement fonctionnelle à la possibilité de constater le degré de leur prise sur la réalité. Un bon juriste ou un bon historien du droit, sauf s’il est aveuglé par un réalisme obtus et néandertalien, ne pourra nier leur existence abstraite dans la mesure où à celle-ci correspond leur validité. Mais cette individuation primaire isolée du reste rendra aussi compréhensible leur fonctionnement de conditions hypothétiques capables de s’activer, le cas échéant, pour produire des effets pertinents pour le droit, mais aussi pour les rapports sociaux à part entière. C’est là un point où normativité juridique et normativité sociale divergent clairement. Je voudrais prendre comme exemple le concept d’institution, car la manière de l’entendre par la sociologie n’est pas précisément celle du droit.

L’institution

Il est bien connu le rôle fondamental que joue cette notion dans l’école sociologique française, au point que l’institution devient l’emblème, pour ainsi dire, du fait social. Prenons par exemple d’abord la définition très célèbre de Durkheim : « des croyances et des modes de conduite institués par la collectivité » (Durkheim, 1967). L’institution est ainsi toute forme de production collective qui s’impose aux individus et en précède l’existence. Cette conception est davantage explicitée par ses élèves Marcel Mauss et Paul Fauconnet qui proposent une définition très large, voire débordante :

« Qu’est-ce en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ? Il n’y a aucune raison pour réserver exclusivement, comme on le fait d’ordinaire, cette expression aux arrangements sociaux fondamentaux. Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles ; car tous ces phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu’en degré. L’institution est en somme dans l’ordre social ce qu’est la fonction dans l’ordre biologique : et de même que la science de la vie est la science des fonctions vitales, la science de la société est la science des institutions ainsi définies » (Mauss, Fauconnet, 1901, p. 12).

On peut se demander si une définition aussi ambitieuse est à la hauteur de la clarté descriptive qu’exige une nouvelle discipline consacrée à cette rigueur scientifique dont elle est fière. D’autant plus que, pour les deux auteurs, l’institution n’indique pas seulement des phénomènes consolidés qui appartiennent au passé, mais aussi leurs transformations dans le présent. Non pas la chose fixe, mais son évolution :

« Les institutions véritables vivent, c’est-à-dire changent sans cesse : les règles de l’action ne sont ni comprises ni appliquées de la même façon à des moments successifs, alors même que les formules qui les expriment restent littéralement les mêmes. Ce sont donc les institutions vivantes, telles qu’elles se forment, fonctionnent et se transforment aux différents moments qui constituent les phénomènes proprement sociaux, objets de la sociologie » (Mauss, Fauconnet, 1901, p. 12).

Mais au-delà du spasme titanesque qui appartient à la phase héroïque d’un savoir prenant conscience de sa spécificité vis-à-vis de savoirs structurés selon des chronologies beaucoup plus longues, on peut s’étonner qu’à cette toute-puissance globale revendiquée par le concept sociologique d’institution échappe une donnée fondamentale. En réalité, plus que d’un manque, il faut parler d’une relégation délibérée : l’institution est considérée comme un point de départ, une structure de relations et de règles déjà établies a priori. Vincent Descombes souligne d’ailleurs l’aspect étrange de ce qui existe sous la forme d’une préexistence (Descombes, 2021). Pourtant, la condition (pas si marginale) qu’une structure résulte d’opérations précises, répétables lorsque nécessaire, n’est pas suffisamment mise en valeur. En d’autres termes, la sociologie laisse dans les coulisses la forme de la pratique fondatrice, qu’elle soit caractérisée par des procédures rituelles régulières ou qu’elle se concrétise par des actes sociaux qui renversent l’ordre existant. Mieux, la sociologie considère les procédures et les rituels comme les prémisses causales qui dévoilent leur sens seulement dans la concrétisation du résultat final qu’est l’institution et pas en deçà de celle-ci.

Pour honorer pleinement ses immenses promesses cognitives, l’analyse sociologique n’aurait pas dû laisser sans réponse la question de l’acte d’instituer, c’est-à-dire d’ordonner au préalable des séquences d’actes qui rendent dès le début une institution artificielle, lui donnent une continuité ou dirigent son changement. C’est-à-dire qu’elles la dénaturent. Le moment de l’abstraction, représenté par les critères qui organisent la naissance et la vie de l’institution, semble se résorber dans le fait social total. Ainsi, le dynamisme de l’institution sur lequel Durkheim et son école insistent revient au mouvement de toutes les forces qui opèrent dans la société. Il ne peut être identifié dans des mécanismes purement hétéronomes comme les opérations du droit.

Prenons un cas d’école comme la famille : les règles qui régissent le mariage sont considérées comme une composante qui s’ajoute aux pratiques, croyances, habitudes, valeurs et modes caractérisant la vie d’un couple et de leurs descendants. Mais pour penser l’institution-famille, aucune prééminence logique n’est accordée à la matrice juridique et au cadre normatif qu’elle établit. On pourrait presque dire qu’une notion comme « famille de fait » sonne pour la sociologie comme un truisme stérile, une tautologie, alors que pour le droit, elle indique une condition matérielle dépourvue de cette reconnaissance formelle d’où découlent des conséquences légales à l’égard des membres de la famille et des tiers. La famille serait déjà un fait social autonome, c’est-à-dire un ordre concret par rapport auquel les normes du code civil qui établissent sa formation et organisent son fonctionnement ne jouissent pas d’un statut supérieur. La famille ne serait pas ainsi surdéterminée par l’acte de la qualification juridique, le code civil n’étant qu’une composante d’un agencement plus complexe. En revendiquant cette vision de l’institution-famille selon la pensée juridique de l’ordre-concret, Carl Schmitt a implicitement rendu hommage au sociologisme qui l’imprègne (Schmitt, 2015). Toutefois, pour une histoire conceptuelle du droit qui ne se contente pas d’une lecture de l’institution aplatie sur les sciences sociales, le problème est d’essayer de séparer le plus possible cette notion de la dimension du fait social. Pour cela, il faut valoriser le taux d’artificialité qui lui appartient, bien au-delà de la métamorphose du début du XXe siècle où l’institution connote une théorie du droit dénommée précisément institutionnalisme.

En 1922, Hans Kelsen avait adressé une critique décisive à la vision durkheimienne du fait social (et donc de l’institution) comme une chose qui serait dotée d’une force contraignante sur la conduite individuelle. La société était ainsi érigée en totalité hétéronome lui valant le rôle de substitut de Dieu. Selon Kelsen, ce lien d’interdépendance des individus dans le tout social ne peut aucunement dériver du processus d’interaction naturelle entre les individus eux-mêmes. Il résulte plutôt de la référence à l’ordre d’un système normatif qui est à l’origine de ce caractère coercitif du social, et en particulier de la formation sociale par excellence qu’est l’État (Kelsen, 1988). Plus récemment, il a fallu l’œil averti d’un romaniste atypique comme Yan Thomas pour dénoncer que le droit n’admet pas les faits sociaux comme données primordiales, mais seulement la qualification de faits en termes de jugement de valeur (Thomas, 1999). L’institution est toujours une construction hétéronome qui suppose l’irruption d’un fait instaurant une discontinuité dans la succession naturelle des événements. Ce commencement tient à une séquence d’actes aboutissant à un jugement pratique sur une réalité qui n’existe que du fait de cette qualification. L’institution n’est donc pas le résultat de l’accumulation dans le temps d’habitudes et de pratiques purement conventionnelles s’imposant aux sujets comme l’évidence du fait social total. À ce constat ontologique, qui concerne l’institution aussi bien dans son aspect statique que dans son aspect dynamique-évolutif, il faut ajouter deux corollaires importants. Il s’agit de comprendre la construction derrière le fait institutionnel, c’est-à-dire le processus germinal qui donne forme à l’acte institutionnel.

C’est exactement ce que nous pouvons retrouver dans les sources du droit romain mais aussi dans la théologie. Je terminerai en indiquant deux exemples qui devraient illustrer la dimension sémantique et pragmatique de ce qu’« instituer » veut dire. Dans les termes du droit romain, le verbe instituere signifie attribuer un nom à une entité personnelle ou réelle, faisant descendre de cette qualification l’apparence d’une réalité nouvelle et différente, à laquelle sont attribuées des conséquences en termes de droits, de devoirs et de pouvoirs. Pour n’évoquer qu’un exemple très connu et relativement didactique, la formule heredem instituere (D.28.5 : De heredibus instituendis) indique l’opération verbale par laquelle un sujet désigne un autre comme successeur (heres esto) de son patrimoine. De cette façon, elle le dote d’un statut qui le transforme, en réalité, en une nouvelle subjectivité juridique et sociale par rapport à sa condition humaine nue. Instituer c’est donc réaliser une opération normative capable de décrire et en même temps de fonder une réalité en termes de droit au-delà de sa dimension naturelle ou factuelle. À cet égard, Pierre Bourdieu avait parfaitement compris que c’est dans le pouvoir de nomination que réside la prérogative spécifique du champ juridique dans la mesure où l’autorité légitime dispose d’une force « d’énonciation créatrice, qui, en consacrant ce qu’elle énonce, le porte à un degré d’existence supérieur, pleinement accompli, celui de l’institution institué » (Bourdieu, 1986, p. 13). Il va de soi qu’on n’institue jamais ex nihilo, à savoir dans l’absence des conditions matérielles, sociales, culturelles etc., c’est-à-dire des rapports de force qui ont rendu possible cette opération. Mais l’acte d’instituer réalise précisément un saut symbolique par rapport à ce substrat, il n’est pas simplement son émanation.

Il ne nous échappera pas que si, pour le droit civil, l’institution est le fruit d’un processus animé par le verbe instituere, nous trouvons une création analogue aussi dans le domaine de la théologie et du droit canon. Prenons la formule Jesus Christus instituit ecclesiam employée par Thomas d’Aquin dans la Summa contra Gentiles (lib. 4, cap. 76, n. 8). Cet énoncé peut être interprété de différentes manières, notamment en supposant que l’Église a été établie non pas par le Christ mais sur le Christ. Cependant, le parallélisme formel et technique avec le modèle du droit romain, qui indique dans le verbe instituere un moment à la fois fondateur et transmissif, est flagrant. Il s’agit d’une véritable déclaration programmatique que la scolastique a placée au fondement de la succession apostolique, c’est-à-dire d’une Église qui est l’héritière directe du Christ par les apôtres, selon le cadre déjà esquissé dans la première lettre de Clément à la fin du Ier siècle (Lettre aux Corinthiens, 42.1-2 ; 44.1-2). En établissant l’Église, le Christ déploie ainsi le double sens pragmatique du verbe instituere tel qu’il était déjà dans l’usage latin : « donner vie » à une figure jusqu’alors inexistante et « instruire » ceux qui auront affaire à elle ; dans le cas de l’Église, il s’agit de l’autorité du ministère ordonné.

En guise de conclusion je voudrais laisser la parole à Yan Thomas, qui sur ce sujet a exprimé la pensée la plus limpide valant comme véritable testament :

« Dans le monde des institutions, rien ne peut avoir le statut de données. L’idée de fait social (et a fortiori de « fait social total ») dans cette perspective n’a pas de sens. Du point de vue institutionnel, un fait social n’a d’existence que dans la mesure où il est qualifié et donc préformé selon des catégories qui découlent d’un jugement de valeur, c’est-à-dire d’un jugement pratique. Pour juger, il faut distinguer, et pour agir, il faut séparer : les objets ne peuvent plus être liés les uns aux autres par des chaînes d’interdépendance sans fin. Tout d’abord, les « faits » sont pris sous l’emprise de significations hétéronomes, qui les constituent en tant qu’unités distinctes. C’est précisément cela qu’il faut comprendre » (Thomas, 1999, p. 10).

POUR FAIRE LE POINT

  1. Quelle est la spécificité du droit à l’intérieur de l’ensemble plus vaste de la normativité ?
  2. Quelle est la dimension temporelle des formes juridiques ?
  3. Quelle est la différence entre « l’institution » des juristes et « l’institution » des sociologues ?
  4. Le fait social est-il un concept essentiel pour le droit ?

Bibliographie :

Pierre Bourdieu, 1986 « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, p. 3-19.

Vincent Descombes, 2021 « L’institution au sens large», Élodie Djordjevic, Sabina Tortorella, Mathilde Unger (dir.), Les équivoques de l’institution. Normes, individu et pouvoir, Paris, Garnier, p. 19-34.

Émile Durkheim, 1967 [1894] Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses Universitaires de France.

Hans Kelsen, 1988 « La notion d’État et la psychologie sociale. À propos de Ia théorie freudienne des foules », Hermès. La revue, 2, p. 134-165.

Niklas Luhmann, 1981 Ausdifferezierung des Rechts, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp.

Marcel Mauss, Paul Fauconnet, 1901 « La Sociologie, objet et méthode », La Grande Encyclopédie, Paris, Société anonyme de la Grande Encyclopédie, vol. 30.

Jacques Revel, Nathan Wachtel (dir.), 1997 Une école pour les sciences sociales. De la vie section à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris, Édition de l’EHESS.

Salvatore Satta, 1994 Il mistero del processo, Milan, Adelphi.

Carl Schmitt, 2015 Les trois types de pensée juridique, Paris, Presses Universitaires de France.

Yan Thomas, 1999 Los artificios de las instituciones. Estudios de derecho romano, Buenos Aires, Editorial Universitaria.

Yan Thomas, 2017 La mort du père, Paris, Albin Michel.

Qu’est-ce qu’une source juridique ?

Sources historiques et sources du droit

Il convient de préciser le thème de ce chapitre. Lorsque nous parlons de « source », nous utilisons un mot qui a un sens pour les juristes, mais un autre sens pour les historiens. En effet, une source historique est un témoignage du passé qui permet à l’historien de le reconstituer. De nombreuses sources historiques sont écrites : il s’agit de documents écrits sur papier, papyrus ou parchemin, d’écrits épigraphiques sur pierre ou sur bronze, de textes littéraires contenant des informations sur les sociétés et les mentalités du passé, et d’écrits de la vie privée, tels que des journaux intimes et des lettres. Outre les écrits, les œuvres d’art et d’artisanat, les bâtiments de toutes sortes qui ont laissé des traces des civilisations et des cultures passées sur les territoires sont également des sources de connaissance de l’histoire.

Dans le langage juridique, en revanche, une source est un texte qui a force de loi ou qui permet de connaître une norme juridique en vigueur. Malgré les différents sens donnés au même mot, l’approche du juriste et celle de l’historien sur les sources ont de nombreux points communs.

Tout d’abord, de nombreux écrits que l’historien lit pour connaître le passé ont été produits pour servir l’activité juridique. En effet, dans les archives qui conservent des documents historiques, on trouve presque exclusivement des actes, notices, pancartes et registres qui avaient une fonction juridique. Ils contiennent des normes juridiques : il s’agit de normes émises par les pouvoirs législatifs du passé, depuis les assemblées villageoises jusqu’aux souverains des royaumes nationaux et aux empereurs, et depuis les plus petites institutions ecclésiastiques jusqu’aux conciles œcuméniques et à la chancellerie pontificale. Ils contiennent également de nombreux actes de gouvernement, émis par les autorités centrales et locales qui avaient le pouvoir d’administrer des espaces laïques et ecclésiastiques en étroite articulation. Ces actes étaient appelés « administratifs » au XIXe siècle. Les archives contiennent également les écrits produits dans le cadre de l’exercice de la justice : procès, témoignages, écrits joints par les parties, jugements, appels, etc. Il y a aussi les documents rédigés pour conclure des contrats, des donations, des testaments et bien d’autres types de dispositions par lesquelles les particuliers font circuler leurs biens et leurs droits.

Ces « sources » que l’historien étudie pour connaître les sociétés du passé ont donc été écrites pour entrer dans le circuit du droit : pour « dire » la loi en tant que législateur, administrateur, juge ou simple sujet ou administré. Non seulement ces documents ont été rédigés pour produire un effet juridique, mais ils ont également été conservés, parfois pendant plusieurs siècles, parce que leur fonction juridique dépassait l’unité de temps chronologique dans laquelle ils ont été produits : une norme juridique reste en vigueur jusqu’à ce qu’elle soit abrogée par une norme ultérieure ; un contrat ou une disposition de volonté privée produit des effets permanents parce qu’il consolide une chose ou un droit dans un sujet qui l’acquiert. Ainsi, une personne qui reçoit des dons ou acquiert des biens paie un notaire pour qu’il atteste de l’authenticité de l’acte et le conserve pour prouver son droit. Les archives des autorités laïques, des institutions ecclésiastiques et des notaires ont ensuite été acquises par les archives des États modernes, principalement entre le XIXe et le XXe siècle. Ainsi, les archives à partir desquelles les historiens effectuent leurs recherches contiennent presque exclusivement des documents qui ont été produits pour remplir une fonction juridique, c’est-à-dire une fonction établie et réglementée par des normes juridiques.

D’autres sources écrites d’une importance fondamentale pour la recherche historique ne se trouvent pas dans les archives, mais plutôt dans les bibliothèques. Il s’agit en effet d’œuvres que l’on peut définir comme « littéraires » en donnant à ce mot un sens très large, comme cela a été fait dans les grandes histoires de la littérature du XVIIIe siècle. La littérature, pour la culture des Lumières, n’est pas seulement l’œuvre de fiction en prose ou en poésie, mais toute forme de production textuelle sous forme de livre destiné à circuler d’abord sous forme manuscrite, puis sous forme imprimée. On abordera dans un instant ce que l’on entend par « littérature juridique médiévale ».

Les historiens ne trouvent pas seulement leurs sources dans les archives et les bibliothèques. Les archéologues les trouvent dans les matériaux produits par les cultures passées, les historiens de l’art dans les peintures, les sculptures, l’architecture. Ces sources matérielles ont également une signification juridique, car les bâtiments, les ustensiles, les œuvres d’art ont eu leur histoire juridique : ils ont été produits par l’exercice de droits, ils ont été qualifiés juridiquement et ils ont pris certaines formes pour refléter les institutions juridiques des sociétés qui les ont vus naître. Cependant, ce livre ne traite pas de ces sources: on se limitera à la présentation des documents écrits.

La littérature juridique

Commençons donc par la littérature juridique. Comme nous l’avons dit, la production d’œuvres concernant le droit constitue une forme de littérature. Par souci de clarté, excluons de ce que nous appelons « littérature » les textes législatifs édictés par les législateurs, et incluons plutôt les diverses formes d’écrits commentant les recueils normatifs. Nous incluons également les ouvrages qui traitent de manière systématique d’une partie du droit, voire de l’ensemble du droit romain ou du droit canonique. Ces ouvrages peuvent s’adresser à des étudiants en formation ou à des professionnels. D’autres ouvrages s’adressent principalement aux praticiens du droit : juges, notaires, avocats.

Même si des précédents peuvent être identifiés, la production de cet ensemble d’écrits a été très intense à partir du XIIe siècle, lorsque s’est répandue en Europe la méthode scolastique. Cette dernière tendait à former des théologiens et des juristes par l’étude de quelques grands textes faisant autorité, considérés comme porteurs de l’autorité législative (pour le droit civil et le droit canonique), ou de l’autorité sacrée (la Bible), ou de l’autorité des grands maîtres (les œuvres d’Aristote). La diffusion des écoles formées au contact de ces textes a été très rapide : en ce qui concerne le droit, elle a commencé avec la reconstruction des volumes de la compilation de Justinien, qui, dans la première moitié du XIIe siècle, a commencé à circuler sous une forme complète, bien qu’avec une structure quelque peu différente de la structure originale du VIe siècle. La version médiévale du Corpus Iuris Civilis de Justinien a immédiatement joué le rôle d’une compilation faisant autorité, car elle était composée dans son intégralité de textes promulgués avec force de loi. Même le Digeste, qui rassemble des fragments d’œuvres de juristes, que les Romains appelaient iura et non pas leges, avait pourtant été officiellement promulgué par Justinien en 533, et ces fragments avaient donc pris force de loi.

Lorsque l’énorme corpus de textes juridiques de Justinien est redevenu pleinement disponible, la forme de savoir scolastique qui constitue la doctrine juridique médiévale s’est rapidement développée. Ce savoir a rapidement produit un nombre croissant de textes. D’abord, des œuvres rédigées par des intellectuels qui enseignent le droit dans des écoles de différents niveaux. Mais presque en même temps, la rédaction de ces écrits devient aussi l’apanage de professionnels de la science juridique (notaires, juges, avocats, conseillers curiaux, etc.) qui, bien que n’enseignant pas à l’université, faisaient du droit leur métier. Dans certains cas, surtout au Nord des Alpes, même des ecclésiastiques ayant une formation littéraire et théologique ont écrit des textes de droit pour des lecteurs capables de les lire, bien qu’il ne s’agissait pas seulement de juristes.

L’émergence de cette littérature juridique est un processus historique de première ampleur. C’est un phénomène qui ne concerne pas seulement l’histoire du droit, même s’il a été surtout étudié par les historiens du droit jusqu’à présent. Il constitue l’un des facteurs majeurs d’une transformation relativement rapide de la société européenne qui a produit un nouvel ordre politico-social entre les XIIe et XIIIe siècles. La production de cette littérature juridique, qui a suivi la recomposition des Libri legales de Justinien, a eu pour effet de créer une mutation d’ordre social, que nous pouvons expliquer en nous référant à ce que Brian Stock a appelé une « communauté textuelle ». Une multiplicité de textes différents les uns des autres, mais unis par l’utilisation de systèmes communs de citation et de raisonnement, sont produits par et accessibles à des personnes partageant une éducation de base et des connaissances techniques indispensables pour accéder à cette littérature (Stock, 1983). L’avènement de cette communauté textuelle a eu le pouvoir de créer une classe d’auteurs et de lecteurs unis par leur capacité à écrire et à lire des textes techniquement complexes et uniquement accessibles à ceux qui ont reçu une éducation scolaire de base. Ces textes ont également une fonction performative qui va au-delà de la simple lecture : ils sont en effet indispensables pour exercer avec succès une série de métiers liés à l’exercice du droit (avocats, juges, notaires, conseillers des cours souveraines, etc.) qui émergent à partir du XIIe siècle : la connaissance des textes devient un fondement de leur art oratoire (Brundage, 2008). Ces fonctions professionnelles laïques s’accompagnent d’un nombre encore plus important d’activités requises par l’ordre ecclésiastique qui, dès le début du XIIe siècle, a de plus en plus besoin de compétences juridiques pour fonctionner.

L’étude de la littérature juridique médiévale a fait l’objet d’études par les spécialistes de l’histoire du droit de différentes manières, à commencer par l’ouvrage fondateur de Friedrich Carl von Savigny, Histoire du droit romain au Moyen Âge (voir bibliographie pour les éditions), imité ensuite pour le droit canonique par Schulte (1875-1880), et pour les ouvrages de nature pratique par Stintzing (1867). Cette vague allemande d’études sur les œuvres juridiques est partie du principe que l’activité littéraire des juristes médiévaux visait à comprendre les sources (au sens juridique) du droit romain et du droit canonique. Par conséquent, ces histoires littéraires étaient toutes basées sur les auteurs et leurs œuvres, sans s’intéresser aux lecteurs, à la circulation et à la modification des textes. Elles se sont concentrées sur les auteurs, pensant qu’ils n’étaient intéressés que par la « compréhension » des textes, par la compréhension de ce qu’ils voulaient dire : en particulier, les textes de droit romain, qui contenaient un trésor de sagesse attendant d’être révélé au monde. Ainsi, la littérature juridique est perçue comme un effort collectif d’intellectuels à la recherche d’un contenu normatif qui se révèle peu à peu, œuvre par œuvre, en commençant par les premiers glossateurs, en continuant par les commentateurs et en aboutissant aux juristes humanistes du début de l’époque moderne.

Une telle vision intellectuelle des œuvres des juristes médiévaux a conduit à un certain isolement des historiens de la littérature juridique, ainsi qu’à l’idée que le droit de la pratique était une chose très différente des doctrines des juristes. Par conséquent, pendant près d’un siècle, les historiens du droit ont considéré la littérature juridique comme totalement distincte de la législation et de la pratique : les œuvres des juristes étaient vues comme les aboutissements d’une science abstraite, détachée de la réalité, tandis que les lois et les pratiques exprimaient l’évolution des droits des nations.

Après la catastrophe des nationalismes européens, qui a commencé avec la Première Guerre mondiale et s’est précipitée avec les totalitarismes et la Seconde Guerre mondiale, la culture européenne a commencé à mettre l’accent sur la valeur unificatrice de la littérature juridique européenne, qui au Moyen Âge avait unifié les différents contextes locaux et nationaux. Les historiens du droit ont donc accordé une importance croissante à l’histoire des doctrines juridiques, parce qu’au Moyen Âge, ces doctrines constituaient précisément le ius commune de l’Occident. C’est ainsi qu’en Europe et aussi en Amérique, depuis 1960 environ, on assiste à une importante vague d’études sur le ius commune, présenté comme le grand ancêtre de l’unité juridique occidentale, au-delà des différences nationales. Et comme le ius commune était avant tout une expérience intellectuelle, un « fait spirituel » (Calasso, 1951), cela a conduit à de nouvelles études sur les œuvres des juristes qui ont écrit dans les derniers siècles du Moyen Âge, avant la nationalisation des cultures juridiques qui a commencé à l’époque moderne et s’est intensifiée à l’âge des nations et du nationalisme.

Cependant, même ces études du XXe siècle ont conservé l’approche du siècle précédent, qui considérait l’œuvre littéraire comme la création d’un auteur. Dans les mêmes années, la critique littéraire a exploré de nouvelles façons de concevoir l’œuvre littéraire, en mettant l’accent sur le contexte social dans lequel elle s’inscrit, sur l’usage politique ou idéologique qui en est fait et sur le public auquel elle s’adresse. Sur la base de ces études, Brian Stock a proposé en 1983 sa vision de « communauté textuelle ». Cette proposition a été reprise avec succès par la critique littéraire anglophone (Green, 2009) et par la médiévistique française (Chastang, 2008). À quelques exceptions près et très récentes (McSweeney, 2019), les historiens du droit sont en revanche passés à côté d’une telle notion. Ils ont préféré continuer de considérer l’ensemble des textes de droit comme des œuvres propres à leurs auteurs.

Genres d’ouvrages juridiques et communautés textuelles

Essayons de renouveler la perspective traditionnelle avec laquelle nous abordons les textes de la doctrine du ius commune. La fonction historique d’une œuvre juridique médiévale peut être comprise en considérant tout d’abord le contexte dans lequel son auteur l’a composée : il peut s’agir d’une œuvre scolastique, et dans ce cas nous devons considérer les caractéristiques de l’école dans laquelle elle a été écrite. Prenons le premier siècle de production des œuvres de la scolastique juridique : un siècle qui s’étend grosso modo de 1135 à 1235. À cette époque, les écoles qui composaient l’université de Bologne exigeaient des textes très approfondis, des commentaires sous forme de gloses plus ou moins liées entre elles, jusqu’à composer les grands apparats consolidés sur tous les livres de Justinien, sur le Décret de Gratien et sur les compilations qui rassemblent les décrétales.

Les petites écoles, en revanche, promettaient un enseignement moins analytique. Les maîtres qui y enseignaient rédigeaient volontiers des ouvrages de synthèse, appelés summae. Ces écoles ont vu le jour en de nombreux endroits ; il est probable que tous ces centres n’ont pas survécu, car certains n’ont fonctionné que quelques années. Nous savons avec certitude qu’il y en a eu dans le Centre-Nord de l’Italie, dans le Sud de la France, en Angleterre, dans la région du Rhin. Il y avait également des écoles de droit à Paris, le grand centre de la culture théologique. Le droit était enfin enseigné dans de nombreuses écoles ecclésiastiques en complément de la formation théologique.

Dans beaucoup de ces centres, l’objectif était de former un personnel d’experts en droit, nécessaire au fonctionnement des tribunaux, mais aussi à la gestion des affaires des cours ecclésiastiques, royales et des autres pouvoirs locaux. C’est pourquoi les juristes ont composé des ouvrages illustrant le fonctionnement du processus, des recueils d’exemples adressés aux avocats et aux juges, des listes de thèmes dans lesquelles étaient proposées des citations du droit canonique et du droit civil sélectionnées pour être utilisées dans les professions juridiques.

Le contexte politique dans lequel évoluaient les auteurs a influencé leurs choix. Voici un exemple. Vers 1180, la commune de Modène décide de financer une école de droit dans la ville en recrutant Pillius de Medicina, alors jeune maître de Bologne. À cette époque, la classe dominante de la ville est composé de laïcs d’extraction bourgeoise qui se sont enrichis grâce au commerce et à l’industrie manufacturière. Ces laïcs possédaient des biens immobiliers, des maisons et des terres, grâce aux concessions faites par trois grands institutions ecclésiastiques (la cathédrale, siège de l’évêque, et les monastères de Saint-Pierre et de Sainte-Euphémie) qui possédaient presque tous les biens de la ville et ses environs (Conte, 2018). Le juriste Pillius décide donc d’enseigner dans la ville non seulement sur la base des textes de droit romain et de droit canonique, comme cela se faisait à Bologne, d’où il était originaire, mais aussi de proposer une interprétation d’un texte de droit féodal, les Libri feudorum. Il compose un apparatus de gloses pour interpréter ce texte, en utilisant de nombreuses citations du droit romain, puis résume son interprétation dans une summa, qui peut être transcrite en quelques feuilles de parchemin et peut donc circuler plus largement. Dans ces ouvrages, il formule une doctrine appelée à un grand et durable succès : la distinction entre dominium directum et dominium utile. Pour ce faire, il applique le vocabulaire de la propriété romaine aux concessions féodales. Les concessions de nature féodale avaient été rendues très stables par une série de normes juridiques : certaines étaient formellement émises par les empereurs et les souverains nationaux ou par les institutions communales ; d’autres étaient des pratiques observées par les tribunaux, que l’on appelait coutumes (consuetudines). Ces règles accordaient au concessionnaire une série de prérogatives typiques du dominium romain, comme le droit de disposer librement de la terre donnée en beneficium, que ce soit entre personnes vivantes (vente, bail, concession en fief) ou par disposition testamentaire ou héritage ab intestat ; elles permettaient également au vassal concessionnaire du beneficium d’exercer la rei vindicatio, c’est-à-dire l’action romaine prévue pour revendiquer la propriété devant les tribunaux.

Compte tenu de ces caractéristiques, Pillius a proposé de définir le droit du concessionnaire comme une forme de dominium, et non comme une concession. Comme le concédant, le seigneur féodal, propriétaire de la terre, avait certainement aussi le dominium sur les mêmes choses, il qualifiait son droit de dominium directum, tandis qu’il appelait le droit des concessionnaires dominium utile. Pour comprendre le contexte d’émergence de cette nouvelle doctrine, il faut tenir compte du fait que dans les mêmes années, en 1182 pour être précis, la municipalité de Modène avait émis un statut dans lequel elle consolidait les droits des concessionnaires féodaux, justement cette nouvelle classe dominante qui avait pris le pouvoir économique et politique sur la ville. Cela leur permettait de disposer très largement des biens détenus en concession : les institutions ecclésiastiques, c’est-à-dire les seigneurs concédants, ne pouvaient pas augmenter la redevance de concession. Même si le concessionnaire ne la payait pas, ils ne pouvaient pas reprendre immédiatement les biens concédés: ils devaient attendre que le concessionnaire se décide à payer.

En formulant ainsi sa doctrine scolastique, Pillius configure un concept doctrinal qui reflète la situation économico-sociale dans laquelle se trouve Modène : il offre une qualification juridique à une situation qui a été déterminée comme un effet de la transformation économique et sociale. En effet, ces concessionnaires bourgeois pouvaient se qualifier comme domini, c’est-à-dire propriétaires (Conte, 2018).

Ce cas particulier d’imbrication entre des opérations juridiques apparemment abstraites et le contexte historique concret dans lequel elles s’inscrivent mérite une attention particulière, car le binôme dominium directum/dominium utile a connu une application extraordinairement large dans le temps et dans l’espace. Cependant, l’invention du dominium utile par Pillius est aussi un modèle pour comprendre la fonction d’une partie considérable de la littérature juridique. De nombreux genres littéraires pratiqués par les auteurs médiévaux n’étaient pas destinés à « comprendre » ou à « faire l’exégèse » des textes législatifs romains ou canoniques. Ces écrits, entre théorie et pratique, tendaient plutôt à mobiliser la force normative de ces textes pour l’appliquer à des situations historiquement concrètes.

Pillius lui-même, comme de nombreux autres auteurs travaillant dans des centres plus petits (mais aussi à Bologne), a ainsi compilé des recueils de quaestiones, c’est-à-dire des cas plus ou moins liés à la pratique réelle des tribunaux, suivis par les arguments en faveur des deux parties opposées dans l’affaire. En termes juridiques, ces deux parties étaient appelées demandeur et défendeur, car selon le droit romain, le procès commençait par l’action (actio) intentée par la personne qui s’estimait lésée dans ses droits. Le défendeur devait répondre à cette actio en essayant de démontrer son droit. Dans les quaestiones, les deux positions sont justifiées par un certain nombre de citations de normes contenues dans les recueils de droit romain et de droit canonique.

Les apparats de gloses, les summae, les ordines iudiciorum, les recueils de quaestiones et tous les autres genres de textes juridiques produits dans des contextes différents s’adressaient à un lectorat qui appartenait souvent à des contextes socio-économiques différents de ceux des auteurs. Les textes circulaient de multiples façons, étaient souvent reproduits en de nombreux exemplaires, atterrissaient dans des manuscrits contenant d’autres textes et subissaient très souvent des ajouts, des corrections, des remaniements de la part des lecteurs, qui étaient à leur tour auteurs de notes et d’ajouts. Ces éléments permettent d’identifier certains des contextes dans lesquels les lecteurs ont utilisé les textes.

Ainsi, l’ensemble des auteurs et des lecteurs, avec leurs contextes qui conditionnent l’acte d’écriture et l’acte de lecture, constituent des communautés textuelles. Si l’on considère l’ensemble des textes de la littérature juridique (très divers en son sein), on peut dire que la littérature juridique doctrinale qui rassemble les textes du ius commune constitue une grande communauté textuelle unie par certaines compétences indispensables à l’écriture et à la lecture des textes juridiques doctrinaux. Les auteurs et les lecteurs doivent connaître les grandes compilations du Corpus Iuris Civilis et du Corpus Iuris Canonici. Ils doivent être familiarisés avec le raisonnement dialectique nécessaire pour extraire de ces textes des arguments abstraits qui peuvent être appliqués à de nombreuses réalités. Ils sont également familiarisés avec la capacité d’utiliser les normes et les arguments pour leur activité professionnelle. Ce sont des juristes et conseillers des centres de pouvoir qui rédigent les textes juridiques au niveau local et administrent les biens et les pouvoirs publics en en disposant dans le cadre de normes générales partagées.

En d’autres termes, les professionnels du droit constituent les membres d’une communauté textuelle. Cette communauté se forme autour de la littérature juridique, c’est-à-dire l’ensemble des textes accessibles à une classe de rédacteurs et de lecteurs capables de produire et d’utiliser des textes utilisant un langage technique. La communauté textuelle des « juristes » est composée de rédacteurs et de lecteurs de différents niveaux, qui ont plus ou moins de compétences techniques, mais qui sont néanmoins capables de comprendre les textes juridiques. Ils sont clercs ou laïcs, selon les contextes dans lesquels ils opèrent, ils sont répartis sur un vaste territoire européen, ils se déplacent intensément et entretiennent des relations avec les institutions politiques. Ils conservent néanmoins une forte identité culturelle, représentée par le contenu commun de la littérature qu’ils utilisent.

Étant donné que la littérature juridique scolastique est née et s’est précisée au cours du siècle entre 1135 et 1235 environ, on peut dire que l’origine de la communauté textuelle des juristes est un événement qui se produit à une période historique spécifique et qui caractérise ensuite les sociétés de l’époque moderne et contemporaine pendant des siècles, jusqu’à aujourd’hui.

Le droit comme système d’abstractions

Les ouvrages que les nouveaux intellectuels du droit écrivent, lisent et utilisent dans leur profession se caractérisent par des références en langage technique à des normes juridiques nécessaires pour mobiliser la force normative des textes afin de formuler des principes généraux applicables à des cas concrets.

Ainsi, les textes qui circulent entre juristes ne visent pas à « comprendre » les normes juridiques, mais à les mobiliser pour constituer des concepts abstraits permettant de qualifier juridiquement les faits. Dans les ouvrages exégétiques, composés selon l’ordre des livres de Justinien, le Decretum ou les recueils de décrétales (apparats de gloses, summae et commentaria), les auteurs cherchent avant tout à préciser dans quels cas chaque norme peut être invoquée, et à relier la norme dont ils parlent aux autres qui peuvent être invoquées dans les mêmes cas.

Cela est évident si l’on observe les chaînes d’allégations dans l’apparatus des gloses, et si l’on consulte des ouvrages spécifiquement dialectiques comme la brocarda ou les recueils de quaestiones.

Les recueils d’allégations que l’on trouve dans toutes les œuvres de la littérature juridique jouent un rôle fondamental dans la construction des règles générales et des principes de droit. Ces principes sont présentés comme des abstractions, mais sont toujours fondés sur le texte contraignant des lois, rassemblées autour d’une question spécifique. Comme l’a fait remarquer Yan Thomas :

« Un travail interprétatif ne peut […] se comprendre ni même s’apercevoir qu’à la condition d’intégrer dans les questions posées et résolues par les docteurs et maîtres celles présentes dans les textes qu’ils commentent et dans ceux qu’ils citent à l’appui de leurs commentaires, sous la forme d’allégations réduites à un incipit. Si l’on se contentait de lire […] les formules explicites des interprétations elles-mêmes en perdant de vue la matière même de ce qui est interprété et la matière même de ce qui est allégué, comme si l’on avait affaire à une pensée autonome et indépendante de ses outils techniques, on ne saisirait qu’un seul niveau de texte, alors qu’il en existe au moins trois […]. Peuvent apparaître alors ces bouclages interprétatifs, ces constellations d’autorités qui constituent des tissus à la fois thématiques et casuistiques où prennent place, si l’on peut dire, des agglomérats d’institutions liées par des chaînes d’allégations » (Thomas, 2011).

La capacité à écrire et à lire de tels textes composés, dans leur complexité et avec leur richesse de références à des normes impératives, constitue la caractéristique qui fait des juristes une classe professionnelle dans toute l’Europe. Il s’agit tous d’intellectuels capables d’écrire, de lire, de comprendre et de mettre en pratique les « agglomérats d’institutions » construits par la littérature juridique en mobilisant la force des normes juridiques. Mais quels sont ces « agglomérats d’institutions » ? Nous en avons vu un exemple dans ce chapitre avec le dominium utile, mais il y en a d’autres dans ce livre au sujet du mandat (White) ou de l’ignorance (De Concilio), par exemple.

En introduisant la figure abstraite du dominium utile, Pillius de Medicina, juriste-auteur, avait esquissé une forme institutionnelle pour qualifier juridiquement la position des concessionnaires des fiefs. Il l’a fait en fonction du contexte politique dans lequel il se trouvait, mais la forme institutionnelle qu’il a proposée était fondée sur les normes du droit romain et du droit féodal. Confiée aux pages d’un texte qui fait partie du corpus de la littérature juridique, la nouvelle définition est entrée dans le patrimoine commun des juristes, qui l’ont utilisée très largement dans des contextes différents de celui qui avait vu naître la formule juridique. Le dominium utile coordonné avec le dominium directum du seigneur terrien concédant est devenu un schéma juridique universel, utilisé pendant des siècles en Europe et dans les territoires non européens colonisés à l’époque moderne.

Comme l’observe Attilio Stella, l’opération intellectuelle consistant à qualifier juridiquement la position des acteurs d’un rapport social ainsi que la nature de leur droit sur la propriété féodale ont également conditionné l’interprétation de l’historiographie moderne. La communauté des juristes utilisait les mêmes principes dans toute l’Europe, car ils partageaient la connaissance des mêmes textes. Certains historiens actuels ont souligné que les catégories juridiques ne reflètent pas fidèlement les situations très différentes des territoires européens, qui peuvent être détectées par des recherches approfondies dans les archives locales. Mais la diffusion européenne de la littérature juridique et l’enracinement social des juristes qui ont su lire et appliquer les principes contenus dans cette littérature constituent un phénomène historique aussi réel que les transactions économiques individuelles attestées par les documents. Ce phénomène implique des opérations du droit, qui consistent précisément à qualifier des faits singuliers en termes généraux et abstraits, afin de pouvoir les traiter avec des mécanismes juridiques. Si un vassal est dominus, et non simplement détenteur du fief, il peut le revendiquer en justice et accomplir tous les actes juridiques que la loi prévoit pour le propriétaire. De la qualification juridique d’un sujet, d’un bien ou d’un acte découlent des conséquences juridiques qui déterminent les pouvoirs, les devoirs, la validité et la nullité.

La fonction principale de la littérature juridique est donc de fournir aux juristes les outils pour qualifier les faits en termes abstraits afin de pouvoir leur associer les mécanismes prévus par le droit. Cette opération de qualification et d’abstraction montre toute sa concrète historicité si nous la relions à la fonction pratique remplie par les textes de la littérature juridique, comme catalyseurs d’une communauté textuelle. Reprenons notre exemple : qualifier le droit féodal de dominium utile permet au vassal d’activer les mêmes procédures judiciaires que celles prévues pour la protection des biens, consolidant le patrimoine familial et permettant la création d’une aristocratie solide.

Bien qu’elles aient été réalisées en reliant des concepts abstraits, les opérations juridiques effectuées par les juristes ont eu des effets très concrets sur la vie des gens : certains se sont enrichis, d’autres se sont appauvris ; certains ont été qualifiés de serfs, d’autres ont acquis la liberté ; certains pouvoirs se sont étendus au point de devenir despotiques, tandis que d’autres ont dû s’incliner devant les revendications de ceux qui invoquaient le droit pour limiter le despotisme des seigneurs.

Ainsi, les abstractions juridiques font pleinement partie de l’histoire concrète, parce qu’à partir des textes littéraires, elles débordent sur la vie pratique lorsque les membres de la communauté textuelle des juristes agissent dans le cadre de leur activité professionnelle. Ainsi, la littérature juridique fait partie intégrante des sources que tout historien doit savoir lire pour bien comprendre l’histoire sociale, économique et politique.

La législation des nouveaux pouvoirs

Cette transformation des mentalités, l’émergence d’une nouvelle classe sociale et la diffusion d’abstractions juridiques dans les communautés textuelles de juristes ont également provoqué un changement dans la production de nouveaux textes législatifs.

Il existe un lien entre la diffusion des doctrines véhiculées par la littérature juridique et la promulgation de nouvelles législations par les pouvoirs territoriaux en Europe. En effet, le problème théorique de la souveraineté a été traité dans de nombreux ouvrages issus des champs d’études civiliste (Conte-Menzinger, 2012 ; Storti, 2012) et canoniste (Mochi Onory, 1951). Les juristes ont mobilisé un grand nombre de normes pour aboutir à un principe qui confère une légitimité au pouvoir normatif des souverains territoriaux : « le roi qui ne reconnaît pas un supérieur féodal est empereur en son royaume » (rex superiorem non recognoscens in regno suo est imperator). Ils ont également formulé une théorie de la norme juridique, qui envisage sa validité sur la base de deux éléments, l’un subjectif et l’autre objectif : l’autorité légitime de celui qui la promulgue et son contenu rationnel visant le bien public.

Pour comprendre la grande vague législative qui déferle sur l’Europe entre les XIIe et XIIIe siècles, il faut considérer que parmi les rédacteurs des nouvelles lois et parmi les conseillers des souverains se trouvent de nombreux juristes, membres de cette communauté textuelle qui s’est entre-temps définitivement consolidée. Ici encore, donc, les doctrines ne restent pas entre les pages des livres. Elles animent l’activité professionnelle et politique des professionnels qui savent lire ces livres et elles encouragent et façonnent un phénomène historique de plus grande importance comme la création de systèmes législatifs souverains en Europe.

Ce livre propose quelques exemples de l’activité régulatrice des pouvoirs européens, qui s’est déroulée très largement en Europe. Il procède par exemple, car il est impossible de rendre compte de la grande variété des textes législatifs édictés au cours de ce que l’on a appelé le « Drang zur Kodifikation » (Gagner, 1960). Le lecteur trouvera trois exemples de législation promulguée par d’importants royaumes européens au XIIIe siècle : le royaume de France, le royaume de Sicile, le royaume de Castille, ainsi qu’un exemple de législation d’un royaume d’Europe centrale et orientale, la Pologne. Un chapitre spécifique traite de l’activité réglementaire des municipalités italiennes. Ces chapitres contiennent des considérations qui doivent être prises en compte lors de l’examen d’autres textes législatifs adoptés dans d’autres lieux et à d’autres époques. Le traitement le plus complet et le plus détaillé est celui proposé par Armin Wolf (Wolf, 1996).

Les sources du droit en pratique

Ces nouvelles législations constituent ce que les juristes appellent les « sources du système juridique ». Pour comprendre comment ce système a fonctionné dans l’histoire concrète, il est nécessaire de vérifier comment ces lois ont été appliquées dans la pratique quotidienne. Pour ce faire, il faut consulter les documents que les historiens appellent « sources historiques », qui sont en grande partie les mêmes que ceux que nous appelons « sources de la pratique juridique » dans le présent ouvrage.

Tous les écrits de nature diverse que nous rangeons dans la catégorie des « sources de la pratique juridique » sont rédigés par des auteurs qui font partie de la « communauté textuelle » des juristes. Dans une plus ou moins large mesure, il s’agit d’usagers des textes de la littérature juridique : ils sont capables d’identifier et de déchiffrer les citations des textes de ius commune et connaissent un certain nombre d’abstractions juridiques développées par la doctrine de manière plus ou moins détaillée. Ils connaissent les règles du procès romano-canonique et donc aussi la fonction de preuve attribuée aux documents. Lorsqu’ils agissent en tant que notaires, ces juristes prévoient l’utilisation possible des documents dans le cadre d’un procès, et les formulent donc de manière à ce qu’ils attestent des transactions économiques selon une qualification juridique précise et sans ambiguïté. Il en va de même lorsque les notaires attestent du déroulement des procès et des décisions de justice.

L’objectif principal du document est d’éviter que les transactions qu’il rapporte soient qualifiées juridiquement d’une manière différente de celle prévue, ce qui entraînerait l’invalidité juridique des actes rapportés. Cela signifie que certains éléments des documents ne reflètent pas exactement ce qui s’est passé, mais déforment la réalité pour faciliter la qualification juridique des actes. C’est le cas, par exemple, des témoignages recueillis lors des procès : très souvent, les mots figurant dans les documents ne sont pas ceux effectivement prononcés par les témoins, car le notaire tend à donner un sens juridique aux déclarations testimoniales en prévision de la discussion du procès, au cours de laquelle la défense tentera de qualifier les faits dans l’intérêt de l’accusé (dans les procès pénaux) ou du défendeur (dans les procès civils).

Ainsi, lorsque l’historien de la société médiévale utilise les sources archivistiques, il doit garder à l’esprit qu’elles reflètent la réalité, mais qu’elles la déforment quelque peu pour faciliter la qualification juridique. Cela signifie que les historiens des structures sociales et économiques qui enquêtent sur les archives historiques doivent nécessairement : 1) rentrer dans leurs logiques de production matérielle car elles donnent de précieuses indications sur la façon dont elles ont été pensées et utilisées ; 2) connaître la logique des abstractions juridiques, car les textes de la pratique ont été conçus par les scribes pour leur permettre la mise en œuvre de ces abstractions. Les documents conservés dans les archives ont été produits pour l’éventualité d’une remise en question des transactions économiques, des contrats, des donations, des déclarations de soumission et de tous les autres évènements qui produisent des changements dans les structures économiques et de pouvoir. Par conséquent, les descriptions de ces évènements que l’on trouve dans les documents ne visent pas à rapporter exactement la réalité des faits, mais à fournir la preuve de la perfection formelle des transactions juridiques effectuées.

Il en va de même pour une autre source très utilisée par les historiens du Moyen Âge : les écrits historiographiques (chroniques, annales, même gestae d’abbés, etc.) qui relatent les événements des rois, des empereurs, des institutions ecclésiastiques et des villes dotées d’une autonomie communale. Ces chroniques sont aussi des œuvres qui ont une fonction juridique, qui l’emporte souvent sur le souci de rapporter objectivement les événements. En effet, les chroniques contiennent toujours les événements qui ont produit des enrichissements ou des appauvrissements des institutions ecclésiastiques ou laïques dont l’histoire est racontée. On peut parfois établir un parallèle précis entre la rédaction d’une chronique et la composition d’un cartulaire, c’est-à-dire d’un recueil de copies de documents destinés à prouver la légitimité d’actes ayant produit des effets significatifs sur le patrimoine et les droits d’une entité. La chronique raconte de manière discursive les événements documentés par le cartulaire, de sorte qu’en cas de litige, on dispose à la fois d’un récit des événements et d’un ensemble bien ordonné de documents destinés à les prouver.

Conclusions

Il existe donc des sources proprement juridiques, telles que les œuvres de législation et l’ensemble de la littérature juridique, qui doivent être interprétées dans leur contexte historique pour être comprises. Il s’agit de textes qui réglementent certains contenus et qui restent en vigueur tant qu’ils ne sont pas explicitement abrogés. Les exemples de la législation des royaumes de Castille et de Sicile, mais aussi des règles promulguées par les rois de France et d’Angleterre, montrent que, dans certains cas, des textes normatifs restent en vigueur pendant des siècles. Ils s’appliquent dans des contextes historiques très différents de celui dans lequel ils ont été produits. Il en va de même pour les abstractions juridiques évoquées ci-dessus : pour comprendre leur genèse, il est toujours nécessaire de se référer au contexte spatio-temporel dans lequel elles ont été créées, mais une fois entrées dans le patrimoine culturel de la communauté textuelle des juristes, les mêmes abstractions sont appliquées dans des contextes complètement différents : à des siècles d’intervalle et dans des régions très éloignées de celles dans lesquelles elles ont été conçues à l’origine. Il y a ensuite des sources qui ne partagent pas ces caractéristiques, parce qu’elles ne sont pas des normes juridiques ni des textes qui établissent des abstractions de droit. Mais même ces documents de la pratique et ces écrits historiographiques ont une fonction qui est déterminée plus ou moins intensément par des exigences juridiques, ce que l’historien doit garder à l’esprit.

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Codicologie des manuscrits juridiques

Le présent chapitre se veut une introduction à la matérialité des sources juridiques, en particulier des manuscrits contenant les principaux textes normatifs glosés et leurs commentaires. Il se concentrera sur deux aspects : la disposition physique de la page, son évolution dans le temps et ses fonctionnalités, et, en second lieu, la production et la circulation des livres de droit. Son propos vise ainsi à compléter les manuels généralistes de codicologie médiévale. Pour faciliter la lecture et la compréhension de la matière traitée, tous les termes techniques utilisés sont ceux recensés et définis dans Codicologia, un glossaire multilingue, élaboré pour les manuscrits occidentaux sur la base du Vocabulaire codicologique de Denis Muzerelle (1985). Enrichi de nombreux exemples, ce chapitre est conçu pour guider le lecteur lors de la consultation des manuscrits en bibliothèque et en ligne et à apprendre à les observer.

Mise en page

Comme tout autre type de livre médiéval, les manuscrits juridiques ont développé une structure codicologique spécifique. Elle est caractérisée par leur format et leur mise en page. La mise en page est une organisation physique et spatiale du texte agrémentée d’un ensemble d’éléments graphiques utilisés pour définir ses distinctions et divisions : les rubriques, les titres courants, les initiales, les signes de paragraphe et autres symboles spéciaux. Nous appelons ces différents éléments figurant sur une page articulation du texte. L’articulation du texte n’est pas conçue uniquement pour des raisons esthétiques, mais fournit les repères visuels dont le lecteur a besoin pour naviguer dans le texte copié dans un codex le plus souvent ni folioté ni paginé. En d’autres termes, la mise en page définit la manière dont le manuscrit doit être utilisé.

Évolution du format et articulation du texte

La mise en page des livres de droit a évolué en suivant le développement des pratiques d’étude, de commentaire et de consultation du texte, et surtout en répondant à l’accroissement du corpus de gloses. Cette évolution a commencé au tournant des XIe et XIIe siècles avec la redécouverte des textes de droit romain, et s’est poursuivie avec l’arrivée des premières compilations canoniques systématiques, notamment le Décret de Gratien (vers 1139).

Les premiers manuscrits de droit romain adoptent le format du texte à longues lignes, comme, par exemple, l’Epitome Codicis de l’Archivio Capitolare de Pistoia (C. 106), ou encore le Code de Justinien à Montpellier (BU Médecine, H 82) tous les deux copiés en Italie et datant du XIe siècle (pour les plus anciennes copies du Corpus Iuris Civilis, voir Radding et Ciaralli 2007). Or, c’est la mise en page à deux colonnes, plus efficace en termes d’espace pour accueillir les longs textes normatifs et leurs gloses, qui a vite dominé la production des livres de droit. L’essor du commentaire juridique a progressivement exigé des marges plus larges et des livres plus volumineux. Les manuscrits du XIIe siècle sont en moyenne plus petits, mesurant environ 30 cm de hauteur, tandis que ceux du XIVe surpassent souvent 40 cm. De même, la composition des cahiers, les unités de base cousues ensemble pour former un codex, change. Initialement constitués de 8 feuillets, les cahiers des manuscrits universitaires du XIIIe et XIVe en comptent 10 (principalement en Italie) ou 12 (en France et en Angleterre).

Le Codex copié en Italie dans la première moitié du XIIe siècle (Montpellier, BU Médecine, H 83), reproduit ici, présente déjà la plupart des caractéristiques, en ce qui concerne la structuration du texte, que l’on retrouvera dans tous les livres de droit civil. Son texte copié sur deux colonnes est précisément articulé. Chaque titulus ou titre commence par une rubrique et une initiale ornée. Chaque inscription (inscriptio), qui identifie la source de la loi, et chaque loi débutent par une simple initiale de couleur.

Justinianus, Codex
Fig. 1 Justinianus, Codex; Italie XIIe siècle (1ère moitié) (Montpellier, Médecine, ms. H 83, fol. 20v-21).

Nous retrouverons la même hiérarchie d’articulation jusqu’à l’âge de l’imprimerie (voir, par exemple, l’édition lyonnaise de 1482 du Code), mais l’aspect des éléments de la mise en page changera. Comme le Code de Montpellier, les manuscrits les plus anciens ne comportaient que des initiales rouges. L’alternance des couleurs apparaît dans la seconde moitié du XIIe siècle, d’abord en France et, à partir du dernier quart du siècle, également en Italie. Vers le milieu du XIIIe siècle, les copistes de Bologne introduisent une sorte de “code couleur” qui permet de distinguer d’emblée un manuscrit de droit romain d’un manuscrit de droit canon. Dans les Libri Legales, toutes les initiales des inscriptions deviennent bleues et celles des lois rouges (voir) ; tandis que les textes de droit canonique sont articulés par les lettrines alternées. Il a été noté que dans les manuscrits d’origine anglaise, toutes les initiales sont souvent bleues (L’Engle et Gibbs, 2001, voir). On observe la même tendance dans les plus beaux livres fabriqués à Paris vers 1300 (voir). Néanmoins, aucune de ces pratiques n’est devenue une règle absolue.

Gratien, Decretum
Fig. 2 Gratien, Decretum; Bologne, vers 1177-1180 (Saint-Omer, BASO, ms. 454, fol. 85v-86).

Le Décret de Gratien, conservé à la Bibliothèque de l’Agglomération de Saint-Omer, mais copié et enluminé à Bologne vers 1170-1180 (Saint-Omer, BASO, ms. 454) est un bon exemple d’une mise en page aux initiales alternées. Il nous permet également d’observer comment le texte est structuré dans le manuscrit de droit canonique. Cet exemplaire du Decretum est divisé en trois parties. Chacune débute per une initiale historiée (c’est également le cas pour les causae de la partie II). À l’intérieur de chaque partie et de chaque causa, le texte est divisé en chapitres (capituli). Chaque capitre commence avec une rubrique. La division en quaestiones, si proéminente dans l’édition critique, n’apparaît que sporadiquement dans les marges (voir f. 100, l’annotation « Q.V » en marge extérieure pour la quaestio 5). La grande initiale de couleur (placée en dehors de la colonne du texte, ce qui devient la norme dans les manuscrits d’origine italienne) commence le canon, tandis que l’inscription, indiquée par une petite initiale, précède la rubrique du chapitre.

La mise en glose : gloses anciennes et signes spéciaux

Dans les manuscrits du XIIe et du début du XIIIe siècle, c’est-à-dire avant l’arrivée des ou plus homogènes des gloses ordinaires, les gloses exerçant des fonctions différentes ont conservé leurs formats distincts. Gero Dolezalek en a distingué trois types, chacun ayant une forme graphique propre et un emplacement bien défini dans l’espace marginal nécessitant une réglure particulière.

Les gloses qui fournissent un commentaire explicatif du texte occupent l’espace compris entre les lignes délimitant la réglure dans la marge (Fig. 3, n° 1). Le deuxième type, les allégations, assure des liens intertextuels entre les lois correspondantes (Fig. 3, n° 2). Composées d’un abrégé du titre et des premiers mots de la loi, plus courtes, elles sont placées en retrait par rapport à la ligne limite de la réglure. Dans certains manuscrits, nous pouvons encore voir une ligne de réglure destinée à les délimiter. Chaque glose commence par une lettre « I » ou « S » pour « infra » (au-dessous) ou « supra » (au-dessus) si la référence indiquée se trouve dans le texte inclus dans le même manuscrit. Si la glose renvoie à un autre volume du Corpus Iuris, elle débute par une lettre indiquant l’ouvrage concerné, par exemple la lettre « C » pour le Code ou le « ff » pour le Digeste. Le troisième type est constitué par de courtes gloses, appelées notabilia, écrites de manière à attirer l’œil, en forme triangulaire, au bord de la marge, parfois ornées de jeux de plumes ou de grotesques (fig. 3, n° 3). Elles sont composées de mots-clés tirés des passages qu’elles accompagnent et ont pour rôle de fixer l’attention du lecteur sur un sujet jugé particulièrement important et d’en résumer le contenu. De nombreux manuscrits contiennent aussi des gloses interlinéaires. Plus importantes dans les manuscrits plus anciens, elles exigent des interlignes plus larges (cf. fig. 1). À partir du XIIIe siècle, leur rôle se limitant principalement aux corrections du texte, cet espace se réduit.

Indépendamment des gloses, les manuscrits de la seconde moitié du XIIe siècle comportent un système de référence constitué d’une chaîne de « signes rouges » (fig. 3, n° 4), posés sur la marge, à la proximité immédiate du texte. Ce sont des lettres grecques et latines, des signes zodiacaux, etc. complétés par un ou plusieurs points autour d’eux. Ils assurent la navigation entre les références croisées dans la matière discutée dans le texte. Le point placé à droite invite à tourner la page vers l’avant et celui placé à gauche vers l’arrière. Ces signes disparaissent vers 1200 et constituent un bon élément pour la datation des manuscrits (Dolezalek et Weigand, 1983).

En plus des annotations verbales, certains manuscrits contiennent des manicules (fig. 3, n° 3), des têtes humaines, des signes « nota-bene », ou même des dessins de lecteurs, qui ont une fonction équivalente à celle d’un notabile (fig. 4). Une telle image met souvent en évidence un casus, une définition ou un exemple afin d’évoquer une règle ou un concept juridique abordé dans le texte (par exemple, voir la longue série de dessins dans un exemplaire du Digeste Vieux : Amiens, BM, 347) (cf. L’Engle, 2011 et Frońska, 2019).

Trois types de gloses anciennes et signes rouges. Digestum Vetus
Fig. 3 Trois types de gloses anciennes et signes rouges. Digestum Vetus; Bologne, vers 1200 et gloses datant du 1er quart du XIIIe siècle (Montpellier, BU Médecine, H 29, fol. 11v). Voir la notice du manuscrit dans Arca.
Fig. 4 Image encadrant un notabile: « Quam navis expugnatur » (D. 47.9.6).
Exemple tiré d’un exemplaire du Digestum Novum; Italie du nord, XIIIe siècle (début) (Amiens, BM, ms. 349, fol. 130v.).

Le système d’organisation des gloses élaboré d’abord pour les textes de droit romain à Bologne et adopté dans la seconde moitié du XIIe siècle pour ceux de droit canon, ainsi que l’utilisation de signes rouges et d’autres dispositifs paratextuels mentionnés plus haut, se sont également généralisés dans la production de livres au Nord des Alpes. Par exemple, un Digeste copié à Sens (voir) et un Décret produit en France du Nord, à l’abbaye bénédictine de Saint-Bertin (voir), sous l’abbé Godescalc (1164-1176), imitent la disposition de la glose, même si la mise en page de leur texte principal diffère des modèles italiens.

Au tournant du XIIIe siècle, la mise en page et l’articulation du texte sont devenues très stables dans les livres de droit. Les manuscrits adoptent une disposition uniforme sur deux colonnes, le texte étant légèrement décentré, avec des marges plus importantes sur les côtés extérieurs et inférieurs pour recevoir les gloses. L’articulation du texte par des initiales et des miniatures (optionnelles et souvent non exécutées) est hiérarchique et dans la plupart du temps limitée au décor à l’encre. Par exemple, l’utilisation d’une écriture d’apparat bicolore pour l’ouverture des livres, associée parfois à des jeux de plume dans la marge – une décoration non coûteuse mais efficace – devient une marque de fabrique de la production de l’Italie du Nord (fig. 2 et voir exemple 1 et 2), imitée avec empressement au Nord des Alpes (exemple 1 et 2).

Mise en page d’apparats des gloses

Au fil du développement des gloses, leur mise en page change progressivement. L’apparat d’Azon (vers 1190-1230 ; cf. Cité du Vatican, BAV, ms. Vat. Lat. 1408) ou la Glossa palatina au Décret de Gratien (voir) font encore usage de la forme distinctive des allégations. Or les nouveaux apparats de Hugolinus de Presbiteri (c. 1165-c. 1235), d’Accurse (c. 1182-post 1262) ou encore de Iohannes Teutonicus (c. 1170-1245) abandonnent cette distinction visuelle rigide et introduisent de nouveaux systèmes de références par des signes de renvoi, des lemmes soulignées et, un peu plus tard, des lettres de l’alphabet. Ces systèmes varient dans le temps et dans l’espace. Le Volumen copié en Italie du Nord au premier quart du XIIIe siècle (Paris BnF, ms. lat. 4429) montre une coexistence de deux manières de référencer la glose, qu’on observe souvent dans les manuscrits, où les anciennes gloses cèdent leur place aux commentaires plus à jour (Fig. 5). La première couche des gloses, attribuée à Cyprianus (m. c. 1190) et à Pillius de Medicina (fl. 1175-c. 1210 ; cf. Manuscripta iuridica), celle à l’encre plus foncée, utilise le système de renvois par les signes composés de traits et de points, répétés à chaque reprise au terme qui fait l’objet du commentaire. La couche la plus récente est celle de la glossa ordinaria d’Accurse. Cette fois, les gloses sont liées au texte par les lettres de l’alphabet. Ce système, ici employé précocement, sera adopté systématiquement dans les manuscrits italiens à partir du milieu du XIIIe siècle et restera en vigueur jusqu’à l’âge de l’imprimerie.

Couches des gloses
Fig. 5 Couches des gloses. Exemple tiré d’un exemplaire de l’Authenticum (partie du Volumen) (Paris, BnF, ms. lat. 4429, fol. 62).

Au cours de la même période, qui voit la professionnalisation et la standardisation de la production de livres dans les villes universitaires de l’Italie (voir partie II), la mise en page des gloses subit une transformation qui n’est pas purement esthétique. L’apparat encadre le texte en formant des blocs homogènes et justifiés, mais en même temps rigoureusement structurés. Non seulement il est articulé par des initiales qui correspondent à celles des divisions du texte commenté, mais chaque glose individuelle commence par un signe de paragraphe, souvent en couleur, et est généralement placée sur une nouvelle ligne, sauf dans les marges inférieures. Marquée d’une lettre de l’alphabet qui assure la référence réciproque au texte, la glose peut être facilement lue parallèlement au texte ou retrouvée lors d’une consultation ponctuelle.

Architecture de la page glosée: Grégoire IX, Liber extra
Fig. 6 Architecture de la page glosée: Grégoire IX, Liber extra; Bologne, vers 1300 (Arras, BM, ms. 11 (6), fol. 80v-81).

Le système de renvoi par lettres de l’alphabet et la pratique de commencer chaque glose par un alinéa sont moins fréquents en France. Les manuscrits d’origine française favorisent le signalement des gloses par des lemmes soulignés, parfois à l’encre rouge, ou rehaussés de jaune. Parallèlement, l’usage des signes de renvoi devient de plus en plus facultatif en France, surtout à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle.

Gloses à lemmes soulignés, Decretum Gratiani
Fig. 7 Gloses à lemmes soulignés, Decretum Gratiani; France du nord, fin du XIIIe siècle (Cambrai, BM, ms. 606 (564), fol. 1).

La pratique de souligner les lemmes semble avoir commencé dans les manuscrits de droit canonique, sans doute sous l’influence des premières summae du Décret de Gratien (cf. ci-dessous). Elle s’établit progressivement durant le premier tiers du XIIIe siècle, par exemple dans l’apparat de Iohannes Teutonicus au Décret (voir un exemple, où les lemmes soulignés sont renforcés par l’emploi des signes de renvoi) ou celui de Tancrède (vers 1185-1236) à la Collectio prima decretalium (voir). En France, la pratique est vite adoptée dans les manuscrits de droit romain (voir), tandis qu’en Italie elle reste beaucoup moins répandue et davantage limitée aux manuscrits de droit canon.

Additiones et sigla des glossateurs

Nous avons déjà vu que dans certains manuscrits les gloses plus récentes remplacent celles plus anciennes, qui sont effacées, ou bien forment des couches nouvelles, qui se juxtaposent les unes aux autres sur la page (fig. 5). Ces couches constituent parfois les apparats tout entiers, mais plus souvent encore elles fournissent des mises à jour et des commentaires complémentaires. Ces gloses, appelées additiones, sont d’habitude référencées au texte ou à la glose qu’elles complètent à l’aide de signes de renvoi. Les additions peuvent provenir de l’auteur même de l’apparat principal. Par exemple, Accurse, l’auteur de la glose ordinaire sur les Libri Legales, travailla toute sa vie sur ses commentaires, tandis que Bernardus Parmensis (c. 1200-1266) publia quatre recensions de son apparat au Liber extra. Nous les détectons parfois grâce aux changements de couleur de l’encre ou de la main du copiste. Mais, le plus souvent les additions sont dues aux auteurs postérieurs qui révisent ou complètent la glose. Par exemple, dans les manuscrits du Décret de Gratien, nous trouvons des additions de Iohannes de Deo (c. 1192-1267) ou bien des gloses extraites du Rosarium de Guido de Baysio (c. 1246/56-1313) et, dans le Digeste, celles de Bartolus de Saxoferrato (1313/14-1357). La présence des additiones d’auteurs liés aux écoles régionales permet d’étudier leurs particularités et de tracer la circulation des livres (voir par exemple, le Volumen (Troyes, BM 171) qui contient les additions de l’école d’Orléans à l’encre plus claire, cf. le bas de page du f. 11 pour la glose signée du nom de son auteur, Jacques de Révigny [c. 1230/1240-1296]).

Rares dans les manuscrits les plus anciens, à partir de la fin du XIIe siècle, les gloses et les additiones sont souvent signées par des sigles, c’est-à-dire les premières lettres du nom du glossateur. Les premiers sigles, cependant, n’indiquent pas nécessairement la paternité de la glose, mais le « liber magistri », le manuscrit du maître de l’école, d’où la glose a été copiée (voir Dolezalek 1994 et 2021). La situation change avec l’arrivée des apparats publiés de manière plus officielle auprès des stationnaires universitaires sous le nom précis d’un auteur, par exemple, d’Accurse, de Iohannes Teutonicus ou de Iohannes Andreae, bien que chaque glose ordinaire incorpore aussi des gloses antérieures (voir fig. 5, n° 2 pour le sigle ‘ac’ d’Accurse et fig. 6 pour le sigle ‘b’ de Bernardus Parmiensis).

Mise en texte et mise en glose : solutions spatiales

Avec des apparats de plus en plus copieux et un nombre croissant d’additiones, les scribes ont dû inventer les moyens de faire rentrer la glose sur la page, toujours à proximité du texte commenté. Parfois, surtout lorsqu’un nouvel apparat a été ajouté à un manuscrit plus ancien, la suite de certaines gloses était copiée au-dessous des colonnes voisines et signalée à l’aide d’une ligne, souvent pointillée, qui reliait les deux parties séparées (voir). Dans d’autres cas, un feuillet supplémentaire était ajouté (voir Cité du Vatican, BAV, ms. Vat. Lat. 1423, f. 1v). Un copiste orléanais d’origine anglaise, Guillaume, a employé un système plus ingénieux dans un exemplaire italien du Codex, qu’il a doté de la glose ordinaire en 1262. À chaque reprise, les rappels de gloses plus longues ont été écrits sur les pages suivantes. Le copiste a marqué la fin et le début de la glose fragmentée par le dessin d’un monstre et l’a accompagné d’une note, par exemple « ex altera parte eiusdem folii » (de l’autre côté de ce feuillet), invitant le lecteur à tourner la page (cf. Paris BnF, ms. lat 4523, f. 59 et 59v).

La densité du commentaire et la quantité des gloses ne sont pas toujours constantes dans les livres de droit. Au XIVe siècle, il est devenu de règle d’adapter la mise en page à la longueur du texte et de ses gloses, ce qui se traduit par la variabilité d’une page à l’autre du nombre de lignes et de la largeur des colonnes (Fig. 8). Les scribes les plus habiles ont mis au point une mise en page « en miroir » avec un nombre égal de lignes écrites à chaque ouverture de double page. La décision étant prise à l’avance, la quantité du texte sur chaque feuillet devait être soigneusement estimée par le scribe.

Certains copistes, pour montrer leur maîtrise, écrivaient leurs commentaires dans des formes triangulaires, ovales, ou même figurées, une pratique plus fréquente, mais non exclusive, dans les manuscrits du Sud de la France, mais inhabituelle en Italie (voir, par exemple, le traité sur la consanguinité de Raimond de Peñafort (c. 1180-1275) ajouté au XIVe siècle en France au Liber extra copié en Italie vers la fin du XIIIe siècle (Cité du Vatican, BAV, ms. Vat. Lat. 1390).

Beaucoup moins fréquents sont les manuscrits avec un double apparat de gloses, où le scribe a dû calculer l’espace pour deux commentaires parallèles, comme dans certaines copies du Liber sextus avec la glose de Jean Lemoine (vers 1240/50-1313) et celle plus récente de Iohannes Andreae (voir).

Fig. 8 Mise en page ‘en mirroir’. Liber sextus Decretalium; Bologne, vers 1320-1340 (Arras, BM, ms. 260, fol. 13v-14).
Mise en page des textes non-normatifs

Les genres de la littérature juridique qui circulaient indépendamment des textes normatifs de droit, tels que les summae, les lecturae ou les traités (tractatus) ont adopté des mises en page plus simples par rapport aux textes glosés. Ces ouvrages, qui sont eux-mêmes des commentaires, sont, au moins à partir de la fin du XIIe siècle, copiés en caractères plus petits, du même format que les gloses, mais leurs textes sont structurés de la même manière que les œuvres normatives auxquelles ils font référence. Ils reprennent donc leur division en livres et en titres, avec les mêmes rubriques et les mêmes programmes iconographiques dans le cas des copies de luxe. Par exemple, les manuscrits de la Summa d’Azon sur le Code de Justinien (voir) ou de la Summa super titulis Decretalium de Goffredus de Trani (m. 1245) (voir) sont divisés en neuf et cinq livres respectivement, chacun disposé en tituli rubriqués et articulés par des initiales et des pieds de mouches.

La pratique de souligner les lemmes dans le texte commenté, que nous avons déjà vue dans les gloses, a été adoptée d’abord par les premiers canonistes, comme Paucapalea (fl. 1140) (voir) ou Rufinus (fl. c. 1150-1190) (voir), dans leurs summae sur le Decretum Gratiani, sans doute en prenant pour modèle les commentaires bibliques. Contrairement aux gloses, qui leur sont parallèles, une summa utilise les lemmes pour s’aligner sur le texte qui fait l’objet du commentaire, mais qui n’est pas présent dans le même manuscrit. Aux XIIIe et XIVe siècles, l’usage des lemmes soulignés s’est généralisé pour tout type de commentaire diffusé indépendamment du texte normatif (summae, lecturae, tractatus, etc.), tant en droit canon (Fig. 9) qu’en droit civil (voir, par exemple, un recueil d’auteurs de l’école d’Orléans, Paris, BnF ms. lat. 4488, qui présente un éventail des genres concernés ici). À partir de la seconde moitié du XIVe siècle, les lemmes, soulignés ou non, sont souvent écrits dans une écriture plus grande et distinctive (voir). Cette pratique deviendra la règle dans les premiers livres imprimés (voir).

Une mise en page distincte a été élaborée pour les quaestiones disputatae, un genre de l’écrit juridique développé pour les besoins de l’école à l’époque des glossateurs et conservé dans un nombre restreint de manuscrits des XIIe et XIIIe siècles. Les quaestiones, chacune commençant par un alinéa et une initiale et suivie d’une solution, sont souvent copiées sur deux colonnes. Dans certains manuscrits, cependant, elles sont placées dans une seule colonne centrale, les références aux sources (allegationes) étant disposées dans les marges de part et d’autre ; celles utilisées par l’Actor (demandeur) sont à gauche, avec la lettre A en haut de la colonne ; et celles utilisées par le Reus (défendeur) à droite sous la lettre R (voir, par exemple la mise en page de la Collectio parisiensis, Paris, BnF, ms. lat. 4603, f. 101-191v).

Fig. 9 Bernardus Compostellanus, Casus longi; France, début du XIV e siècle (Saint-Omer, BASO, ms. 491, fol. 58v).
Les mises en page particulières : les diagrammes juridiques

Distinctifs par leurs mises en page bien structurées, fonctionnelles et visuellement attrayantes, les manuscrits des deux droits ont également développé un nombre restreint, mais largement diffusé de diagrammes explicatifs. Dans ce groupe, les arbres de consanguinité et d’affinité sont de loin les plus répandus. Ils étaient destinés à déterminer les degrés de consanguinité, c’est-à-dire les liens de sang entre les époux, les degrés d’affinité, créés par le mariage entre les conjoints et les membres de leurs familles respectives, constituant des empêchements au mariage. Les plus anciens schémas de parenté de droit romain conçus pour les besoins du droit successoral, connu au Moyen Âge par le biais de la Lex Romana Visigothorum, ont été popularisés par les Etymologies d’Isidore de Séville (vers 560-636) (voir). Les arbres de consanguinité et d’affinité apparaissent pour la première fois ensemble dans le Décret de Gratien, où leur mise en page imposante demande souvent une double-page (voir). Les deux schémas sont divisés en sept sections correspondant aux sept degrés de consanguinité et d’affinité interdits au mariage, conformément aux canons rassemblés par Gratien. Leur nombre change après la décision du IVe concile de Latran de 1215, qui a réduit les empêchements du septième au quatrième degré de consanguinité et d’affinité (Fig. 10). Nous trouvons les nouveaux Arbores, réduits à quatre sections dans le Liber extra ou encore dans les Summae sur ce texte et celles sur le droit de mariage (Schadt, 1982). Dans sa Summa, Henricus de Segusio (c. 1200-1271) a ajouté un troisième schéma concernant les empêchements du mariage, l’Arbre de bigamie (voir).

Gregorius IX, Liber extra
Fig. 10 Gregorius IX, Liber extra; France du nord, fin du XIII e s. (Arras, BM, ms. 816 (485), fol. 148v-149).

Le seul diagramme standardisé répandu dans les manuscrits de droit civil est l’Arbor actionum, qui accompagne l’ouvrage de Iohannes Bassianus (fl. 1150-1200). Il a été créé pour organiser et classer les actions en justice en droit romain (Fig. 11).

Johannes Bassianis, Arbor actionum
Fig. 11 Iohannes Bassianus, Arbor actionum; Italie, 1255 (Tours, BM, ms. 654, fol. Av-B).

Production et provenance

Système de copie par exemplar et pecia

Malgré quelques différences régionales, l’uniformisation de la mise en page des livres juridiques, que nous avons observée dans la première partie de ce chapitre, a été possible grâce à la professionnalisation de la production de manuscrits. Au XIIe siècle, surtout au Nord des Alpes, les livres de droit sont copiés pour les besoins des ecclésiastiques, souvent dans les abbayes ou dans l’entourage des évêques, mais à partir de la fin du siècle, leur majorité est fabriquée dans des centres d’enseignement, à proximité immédiate des écoles. Au cours du XIIIe siècle, la production de livres se consolide dans les villes universitaires comme Bologne ou Padoue en Italie et Paris en France. La production de livres à Orléans, où s’installe le studium consacré à l’enseignement de droit romain, ne commence que dans le troisième quart du XIIIe siècle, suivie de Toulouse, Montpellier et Avignon. La production de manuscrits juridiques est attestée, mais reste quantitativement moins importante dans les universités anglaises, ou en Catalogne.

La demande croissante des textes constituant la base de l’enseignement a suscité la mise au point d’une méthode de production des manuscrits plus efficace et rapide. Au lieu de copier le texte d’un manuscrit à l’autre, les copistes commencent à utiliser des livres-prototypes, non reliés et divisés en cahiers séparés, qui peuvent être copiés simultanément. Un tel modèle était appelé exemplar et les cahiers qui les composaient peciae ou pièces. On suppose que le système de copie par exemplar et pecia a été établi dans le premier quart du XIIIe siècle, d’abord à Bologne, où il a été pour la première fois sanctionné et taxé par les statuts universitaires, mais la méthode elle-même pourrait être plus ancienne. Elle s’est vite généralisée dans les autres universités européennes. La pecia bolonaise correspond à une unité composée de deux bifeuillets (un cahier formé de quatre folios) contenant 16 colonnes, chacune composée de 60 lignes, bien que dans la pratique leurs dimensions aient varié. Le système était soumis au contrôle de l’université. Les stationnaires, ou les libraires, comme on les appelle en France, affiliés à l’université, donc les entrepreneurs responsables à la fois de la vente et de la production des livres, recevaient un exemplaire du texte et le faisaient copier sous forme de peciae en une série d’unités numérotées. En Italie, les statuts spécifiaient non seulement le prix du prêt d’une pecia dû au stationnaire, mais aussi le nombre de pièces composant chaque exemplar du texte donné, ce qui assurait l’interchangeabilité des modèles mis à la disposition des copistes. De nombreux manuscrits ont conservé des indications explicites des pièces, pour d’autres la production par ce système ne peut-être que déduite. À Bologne les signes marquent la fin de chaque pecia, en utilisant une formule « fi. pe » (finit pecia – ici termine la pecia) suivie d’un chiffre (fig. 11 – image interactive). Deux séries séparées signalent la division en pièces du texte normatif et celle de l’apparat. Contrairement à la pratique attestée pour la période antérieure, le texte et la glose sont toujours copiés d’exemplaires indépendants. Les indications sont parfois accompagnées des notes d’un correcteur. En France et en Angleterre, les indications sont habituellement placées au début des pièces et leur emploi est beaucoup moins systématique (voir un exemple de la pratique française dans Paris, BnF, ms. lat 4477, fol. 7a, où, au milieu de la marge intérieure, on peut lire dans un petit cadre : « Incip[it] .iii. pe. », commence pecia iii). Les marques de correction, par contre, sont souvent placées à la fin du cahier, en bas de page (voir, par exemple, l’annotation « cor[rectus] i[n] textu et i[n] glo[sa] », corrigé dans le texte et dans la glose, placée sur le bord inférieur de la page dans Tours, BM, ms. 558, fol. 2v). Les manuscrits contenant les indications de peciae ont été systématiquement répertoriés par Giovanna Murano (cf. Murano, 2005), qui a continué le travail précurseur de Jean Destrez commencé au début du XXe siècle (voir aussi Soetermeer, 1997 et 2005).

Signes de peciae. Decretum Gratiani
Fig. 12 Signes de peciae. Decretum Gratiani; Bologne, fin du XIIIe siècle (Saint-Omer, BASO, ms. 452, fol. 47).
Circulation des manuscrits : origine et provenance

Les manuscrits contiennent parfois les indices explicites concernant leur origine ou la date de leur copie. Nous les trouvons dans les colophons des copistes, placés d’habitude à la fin du texte. Par exemple, le scribe d’un exemplaire des Libelli de ordine iudiciorum (Tours, BM, ms. 654 fol. 174v), nous informe qu’il a terminé son travail le 6 juin 1255. Son nom Carbo de Strata Maiori, suggère qu’il exerçait peut-être son métier dans la strada Maggiore, à Bologne (voir la transcription du colophon). Dans la plupart des cas, cependant, l’origine d’un manuscrit doit être établie sur la base d’une analyse de l’écriture, de la décoration et d’autres éléments codicologiques. La provenance d’un manuscrit juridique n’indique que rarement son origine. Objet portatif et instrument d’étude, le livre de droit change souvent de main et d’aire géographique. Les manuscrits juridiques copiés en Italie mais dotés de gloses en France sont nombreux. Nous avons déjà vu l’exemple de Guillaume l’Anglais qui a copié à Orléans l’apparat d’Accurse dans le Code d’origine italienne (cf. Paris, BnF, ms. lat. 4523, fol. 106v). Les manuscrits produits pour les juristes comptent parmi les mieux documentés quant à leur provenance. Leurs possesseurs, parfois multiples, habitués aux actes et contrats juridiques, ont souvent pris soin de noter avec précision leurs noms et la date ou le lieu d’acquisition de leurs livres. Par exemple, le Décret conservé à Saint-Omer (Saint-Omer, BM, ms. 191; voir la notice) contient les mentions de trois possesseurs successifs: 1) une note accompagnée d’un seing de notaire nous informe de la mise en gage du manuscrit à Padoue par un certain Nicolas de Douai (fol. 291); 2) un ex-libris d’un Wilhelm Heuch (fol. 1v), commence par la formule habituelle « Iste liber est… » (ce livre est à…) et 3) une mention de « secundo folio » (deuxième feuillet), typique des livres de la bibliothèque de Saint-Bertin à qui le manuscrit est légué au XVe siècle. Une annotation dans un autre exemplaire du Décret, aujourd’hui conservé à Tours, documente sa vente à Paris, en 1288 (n.s. 1289) chez l’enlumineur Honoré (Tour, BM, ms. 558, fol. 351, voir en bas de page). Son propriétaire, Guillaume, qui a manifestement acquis ce manuscrit de luxe à la veille de sa promotion, y a aussi joint son discours prononcé en tant que nouveau licencié en droit (fol. 350). Les annotations des possesseurs ou des lecteurs, ajoutées sur les feuillets de garde, souvent grattées ou biffées, nous permettent de comprendre le contexte de la production du manuscrit, ou plus souvent encore d’en retracer l’histoire. Enfin, l’histoire des objets (les livres) aide à reconstituer l’histoire des textes, de leur diffusion géographique et de leur réception sociale.

Les livres de droit n’ont pas été copiés dans toute l’Europe, mais ont fait l’objet d’une exportation à grande échelle. Ils voyagent avec les étudiants, qui après avoir terminé leurs études dans les centres universitaires réputés de l’Italie ou de la France, retournent dans leurs villes ou pays d’origine en Europe du Nord ou en Europe centrale. Les Memoriali de Bologne, par exemple, enregistrent des contrats de vente ou d’écriture des manuscrits de droit qui mentionnent souvent les noms d’étudiants étrangers. De même, les contrats de transport des livres en provenance de Bologne nous renseignent sur cette pratique courante (Stelling-Michaud, 1963). Un certain nombre de manuscrits provenant des grands centres universitaires se trouvent encore dispersés dans les collections patrimoniales, tandis que les autres ne sont mentionnés que dans les anciens catalogues des bibliothèques ecclésiastiques, où ils ont souvent été légués. Ce dernier point nous rappelle que les contrats, les inventaires, les testaments constituent également des sources importantes de la diffusion et de la circulation des textes et de la codicologie juridique.

POUR FAIRE LE POINT

  1. Quels sont les principales fonctions de l’articulation du texte ?
  2. Comment la mise en page des gloses change-t-elle entre les manuscrits du XIIe siècle et du XIIIe siècle ?
  3. Comment change l’organisation de la production des manuscrits juridiques au XIIIe siècle ?

L’EXERCICE :

Regardez ce manuscrit en ligne (Troyes, BM, ms. 408, f. 1-3v; f. 22-23v et f. 118). Comment est articulé son texte ? Combien de couches de gloses peut-on identifier dans le manuscrit et comment sont-elles disposées ? Où trouvons-nous l’information sur sa provenance ?

Bibliographie :

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