L’ordre juridique et la pratique du procès au Moyen Âge (Bologne et Italie, XIIe-XIIIe siècles)
Dans le cinquième volume du Dottor volgare (première édition 1673), Giovanni Battista de Luca définit le monde comme un grand théâtre : « Ce monde sublunaire est un théâtre, ou plutôt une scène, où tous les hommes sont des interprètes, des acteurs comiques et tragiques ». Le jugement était l’une des représentations possibles de ce théâtre : « Parmi les nombreuses scène s qui représentent le théâtre du monde, l’une d’entre elles est celle des juges dans le forum contentieux, dans laquelle interviennent de nombreux personnages » : certains sont nécessaires, comme l’acteur, le délinquant et le juge, d’autres sont de service ou d’ornement, comme les procureurs, les avocats, les secrétaires, les scribes, etc.
En introduisant ce chapitre, qui présente les logiques du procès médiéval surtout sur la base d’exemples italiens, gardons la métaphore du théâtre : il y a un scénario (les lois) que les acteurs jouent d’une manière toujours différente, mais toujours selon un « bon ordre juridique » (l’expression italienne de buon ordine de de Luca indique clairement l’ordre juridique de la procédure) qui permet au procès de se dérouler. Sans cet ordre juridique (la procédure), aucune représentation n’est possible. Le procès est en effet le point de rencontre, et souvent d’affrontement, entre des personnes, des actions, des savoirs et des métiers qui gravitent autour du droit et de sa dimension judiciaire. C’est une dimension abstraite, différente de la réalité perçue par les justiciables, où les faits sont réécrits dans une nouvelle formulation qui transforme les demandes en revendications et les comportements en actions juridiquement pertinentes. Ce grand travail de transcription de la réalité suit des logiques cognitives et procédurales conçues par un groupe de juristes qui doit cependant les adapter à un monde de non-professionnels et d’acteurs improvisés. Ainsi, l’élaboration et l’application sont deux actions complémentaires mais qui ne se chevauchent pas. Elles sont souvent menées par les mêmes personnes mais avec des objectifs différents. Ce chapitre tente d’éclairer les modalités de construction de cette trame complexe des systèmes judiciaires du Moyen Âge, en examinant les relations entre ceux qui ont fourni les schémas, ceux qui les ont appliqués (et comment) et ceux qui ont finalement essayé de les modifier de l’intérieur, avec la réserve que, comme le même de Luca l’a écrit, « une seule et même personne matérielle, avec la mutation des vêtements, incarne plusieurs personnages ».
Le début de cette histoire est marqué par l’apparition des premiers manuels de procédure au milieu du XIIe siècle, intitulés Ordines iudiciarii.
Le procès et la renaissance de l’ordo au XIIe siècle
Le développement du concept d’ordo n’aurait pas été possible sans une profonde révolution culturelle concernant la nature et la fonction du droit. Sur le plan procédural, l’ordo envisage en effet la création d’un monde parallèle et supérieur à l’univers des faits : il répond à des catégories abstraites d’actions, rendant uniformes des situations différentes dans la réalité mais pouvant relever d’une même classification sur le plan juridique. Comme dans l’ancien droit romain, « classification » et « abstraction » vont de pair.
Les techniques d’abstraction appliquées au procès concernent d’abord la forme que doivent prendre les demandes de justice. Très tôt, dès le milieu du XIIe siècle, les juristes s’efforcent de réglementer les modalités de présentation d’un litige en rédigeant des ouvrages de procédure de diverse nature, des Ordines iudiciarii aux ouvrages consacrés aux libelles et aux actiones, formules par lesquelles les justiciables devaient traduire leurs conflits en prétentions juridiquement fondées.
L’entrée des actiones dans le procès est un événement crucial de la justice médiévale. Les exemples de textes à utiliser pour présenter une accusation se comptent par centaines, comme l’attestent les différents ouvrages sur les libelles (Fowler-Magerl, 1994), redéfinissant le fait initial en une multiplicité d’actions possibles à mettre en procès. En ce sens, il est bon de rappeler que le système des actions fournit une clé d’interprétation multiple de cette réalité : la transposition d’un fait en termes juridiques a un plus grand nombre de définitions possibles que ne l’offre le langage courant, car les droits bafoués peuvent être différents et c’est à l’accusateur de choisir ceux qu’il veut défendre au cours du procès. À partir d’un seul fait, il était possible d’ouvrir un conflit judiciaire sur un très grand nombre de cas.
Un exemple tiré de l’ordo Tractaturi (publié sous le titre Incerti auctoris, p. 161) de la seconde moitié du XIIe siècle montre bien comment les manières de revendiquer un bien peuvent être multipliées. L’ordo envisage au moins quatre types de revendication d’un bien, correspondant à quatre manières différentes de comprendre son droit relatif à ce bien :
- La revendication « Quia res sua est » est utilisée lorsque la chose propre est demandée. Cela veut dire que la chose est à lui et qu’il veut la récupérer ;
- « Vel tamquam sua » est employée quand la chose est considérée « comme si » elle était sienne, mais elle ne l’est, en réalité, pas encore pleinement (par exemple, lorsqu’on a commencé à usucaper, mais qu’on n’a pas encore achevé le processus de légitimation). Ici, nous sommes déjà dans le domaine de la fiction, parce qu’un droit qui n’est pas encore acquis est néanmoins défendable comme un droit déjà légitimement acquis ;
- « Actio quia res obligata est » est requise lorsqu’une demande est faite pour la restitution d’une chose qui devait être restituée, par exemple un gage après le paiement de la dette ;
- Et enfin l’« Actio propter equitatem », revendication la plus faible, est intéressante par sa capacité à créer des droits sur une base très incertaine et fragile de la réalité. Par exemple : si l’on perd une planche et qu’un peintre la retrouve et y dessine un tableau de grande valeur, le propriétaire a droit, par principe d’équité, à une part de l’estimation.
Dans l’ordo Quicumque vult (Warmund, 1925), l’exemple des manières de revendiquer la propriété change en fonction du choix de l’action. Si une personne revendique un bien, elle doit d’abord en préciser la « cause » : si il lui a été enlevé par la violence, elle formule une demande de restitution (« Je porte plainte contre Uberto qui m’a violemment enlevé la possession de ce bien »). Si, en revanche, elle entend défendre la terre contre l’ingérence d’autrui (de possessione retinenda), elle invoque la protection (Je porte plainte contre Uberto qui menace ma possession de cette chose). L’actio permet donc non seulement de choisir le droit à défendre, mais aussi de redéfinir le comportement qui est à l’origine de l’action en justice (détournement, vol ou menace d’usurpation). Cette capacité à définir l’acte et sa transposition (légitime) en justice est très importante, car elle change radicalement le contexte de la confrontation judiciaire.
Une deuxième opération permise par les actiones est peut-être encore plus intéressante en raison de la nature des conflits économiques qui ont surgi dans le monde urbain au XIIe siècle : il s’agit des actiones qui peuvent être présentées pour remédier à un comportement éventuel que l’on a l’intention de mettre en œuvre mais que l’on n’a pas encore fait. Par exemple, dans l’Ordo Tractaturi de iudiciis, certaines actiones sont utilisées pour se défendre contre des actes que « l’on a l’intention de faire ». C’est le cas de l’actio Serviana intentée par le propriétaire au locataire qui veut aliéner ou retirer ses biens de la maison sans avoir payé le prix de conduction (« qui vult res sua alienare vel removere de domo non soluto precio conductionis »), où le comportement à punir est basé sur la « volonté » de faire une chose (Ordo Tractaturi, p. 164). Il s’agit d’une sphère d’actions impliquant précisément des relations et des comportements à évaluer en fonction de l’intentio, de l’animus, de la scientia ou de l’ignorantia et surtout de la bona fides des personnes, c’est-à-dire une série d’impondérables relatifs à la sphère de la confiance, élément central de la logique sociale des sociétés urbaines médiévales.
La procédure des ordines
Les ordines ont également une puissante fonction d’organisation de la procédure, tant sur le plan logique que sur le plan pratique. Sur le plan logique, le procès répond à un ordre isonomique qui repose sur une vérité probable, qui ne peut être connue que par le concours de plusieurs personnes : le juge, en effet, ne peut pas de facto supplere et doit laisser aux parties la possibilité de reconstruire le fait selon des points de vue concurrents (Giuliani, 1988). Il s’agit d’un partage des connaissances qui reflète une égalité substantielle des parties devant le juge : le demandeur et le défendeur ont les mêmes obligations et surtout les mêmes outils pour définir les éléments partagés ou conflictuels de la reconstruction du fait par le procès. Cette approche logique (mais aussi d’ordre politique) conduit les ordines à concevoir la procédure comme un système ordonné de décomposition et de recomposition du fait par degrés, dans lequel les deux parties ont la tâche et la possibilité de fournir une partie de la reconstruction. Dans les manuels de procédure, ce processus de décomposition comporte trois niveaux.
- Le premier est l’accusation initiale elle-même. Comme nous l’avons vu, elle réécrit le fait en fonction d’une demande juridiquement fondée. Dans la justice pénale, les actions sont moins présentes, mais il est vrai que tous les faits doivent néanmoins devenir des crimes, c’est-à-dire qu’ils doivent être reconfigurés en fonction d’un profil criminel ;
- Après l’accusation, il y a les positiones, une série de brèves affirmations de la partie accusatrice sur des phases ou des segments individuels du fait, auxquelles l’autre partie doit répondre par une affirmation (credit) ou une dénégation (non credit). Il est possible que l’auteur de l’infraction présente également ses propres positiones, auxquelles l’accusateur doit répondre à son tour. Les positiones permettent ainsi de se mettre d’accord sur certains points communs (on discute d’un objet précis, on a commis une action, dans un lieu précis), pour ne s’intéresser qu’aux points divergents ;
- Viennent ensuite les intentiones avec les points, niés dans les positiones, qui doivent être explorés dans l’interrogatoire des témoins. Il s’agit d’une étape cruciale dans la recomposition du conflit, car les témoignages ont été recueillis sur les faits énumérés dans les intentiones et sont souvent très éloignés des accusations initiales. En pratique, les avocats ont également établi des listes de questions à poser aux témoins, une série pour les deux parties.
C’est précisément au sujet de la formulation des questions que l’habileté des avocats devait s’exercer. Dans l’ordo pour les avocats ecclésiastiques rédigé par des experts de droit canon tels que Gratia Aretinus (m. 1236) ou Bonaguida Aretinus (fl. 1243-1258), la technique consistant à décomposer le fait en plusieurs segments individuels qui devaient désavantager les témoins de la partie adverse est ouvertement recommandée. Dans les affaires matrimoniales, par exemple, pour prouver un mariage, on demandait aux témoins : comment ils avaient connu ce mariage, où l’avaient-ils vu (dans une maison ou à l’extérieur, si la maison avait un balcon ou un étage, si le mariage avait eu lieu au-dessus ou au-dessous du balcon) et, s’ils étaient seulement présents, comment étaient-ils habillés et quelles paroles ont été utilisées pour le célébrer (Bonaguida Aretinus). En multipliant ces faits, les risques d’erreur des témoins augmentent proportionnellement. Cette pratique est également utilisée dans les procès qui se déroulent dans les tribunaux de la ville au XIIIe siècle.
La procédure accusatoire dans les tribunaux communaux
Il convient de préciser d’emblée que les étapes procédurales proposées dans les ordines ne sont pas des indications théoriques, mais qu’elles reflètent (et en même temps fournissent) des éléments concrets de la procédure suivie dans les tribunaux urbains, y compris pénaux. De nombreux auteurs d’ordines étaient (et écrivaient pour) des avocats et des experts judiciaires qui devaient bien connaître les mécanismes procéduraux et la rédaction des actes. En effet, la procédure accusatoire, une fois adoptée à grande échelle dans les tribunaux communaux, est devenue de plus en plus une procédure formalisée dans des types d’écrits prédéfinis, avec des actes standardisés et donc facilement itératifs. Tout acte devient un « document écrit », reléguant la partie orale de la confrontation en dehors des espaces juridiquement pertinents du procès.
La preuve en est le transfert des étapes procédurales des ordines vers les artes notariae qui avait déjà commencé dans les premières décennies du XIIIe siècle, notamment à Bologne, avec le travail de Rainerius Perusinus (c. 1185-c. 1255) (Die Ars notariae) et de Rolandinus de Passageriis (c. 1215-1300) (Rolandinus Randulphini, 1977). Les artes ne contenaient pas seulement des modèles d’actes, mais ils renfermaient aussi une mise par écrit généralisée des activités soumises au filtre du droit. Pour Rainerius, les actes notariés reflètent les grands moments de la vie humaine : conclusion d’accords (paciscendo), plaidoirie (litigando) et succession (disponendo). L’intégration de la pratique du litige (litigando) dans un manuel d’actes notariés constituait donc une reconnaissance explicite du fait que le litige et le recours au tribunal en général faisaient désormais partie intégrante de la vie des communautés urbaines. Cette impression n’était pas erronée.
La forte augmentation des procès (et donc des actes judiciaires) à partir du milieu du XIIIe siècle est due à l’accroissement de la judiciarisation interne des populations urbaines (plus que doublées depuis la fin du XIIe siècle) et à la capacité des organes administratifs communaux à préparer des instruments capables de recevoir des centaines, puis des milliers, de procès chaque année. L’appareil public, grâce à des formulaires scripturaux standardisés et faciles à reproduire, permettait ainsi de porter devant les tribunaux des conflits interpersonnels entre cives, transformés en délits dont la réparation était demandée au pouvoir communal (« Je demande donc au podestat de punir », suivi du nom de l’accusé). Le succès de la justice publique tient essentiellement à l’application à l’échelle urbaine de l’ordre isonomique de la procédure accusatoire. Il permet à un grand nombre de personnes d’accéder au tribunal de la ville en faisant comparaître leur adversaire. Il n’était pas toujours possible de parvenir à un véritable verdict, mais la confrontation avec l’adversaire (obligé de répondre à l’appel du juge) était toujours garantie.
Le respect de la logique de l’ordo des procès qui sont tenus dans les tribunaux urbains du XIIIe siècle est en effet étonnant : à commencer par la structure formelle de la confrontation, qui prévoit une connaissance du fait divisée voire partagée entre les différents acteurs. Outre les accusations, présentées sous forme de libelles, on trouve des positiones complexes (par exemple dans les registres de Pérouse) dans lesquelles le fait initial est entièrement décomposé en étapes à juger (Vallerani, 2022). On trouve aussi (dans les registres judiciaires de Bologne) des centaines de papiers d’intentiones dans lesquels les procureurs reproposent ces points dans des chapitres à prouver (intendit probare […]), rapportés à leur tour dans des listes de questiones à poser aux témoins. Dans ces centaines de papiers épars (pas toujours rapportés dans le corps du registre) on trouve les traces d’une grande confrontation dialectique sur les faits contestés, décomposés et réécrits selon les modèles présentés dans les ordines examinés ci-dessus. Avec une différence substantielle : dans les chapitres des positiones (et plus encore dans ceux consacrés aux intentiones), le fait n’est pas seulement décomposé, mais aussi redéfini et souvent changé de sens et de nature par rapport à l’accusation. Un tel remaniement porte sur des accusations de vol qui cachent de longs conflits sur les biens et les personnes ou sur des intentiones qui s’attachent plus à la qualité de la personne qu’à la reconstruction du fait. On constate en général une tendance à frapper, ou en tout cas à redéfinir, la réputation des personnes impliquées au cours du procès. La logique sociale assigne au procès une fonction de grande « arène publique » où la valeur sociale des personnes peut être modifiée, positivement ou négativement. Dans cette perspective, la procédure accusatoire restait très attachée aux stratégies des cives et à leurs intérêts personnels.
Cependant, les gouvernements des villes, comme les autres pouvoirs souverains des royaumes européens, pouvaient utiliser, dans certains cas plus graves, une procédure ex officio qui leur permettait d’ouvrir un procès sans attendre l’accusation d’une partie. À partir du milieu du XIIIe siècle, les inquisitiones ex officio menées par les magistrats des villes ont commencé à accompagner les procès accusatoires ordinaires.
Les procédures ex officio du concile de Latran IV (1215) au temps d’Albertus Gandinus (c.1245-c.1310)
L’origine ecclésiastique de la procédure ex officio est désormais bien connue : la procédure contenue dans la célèbre décrétale Qualiter et quando du pape Innocent III, reprise dans le huitième canon du concile de Latran IV en 1215, est rappelée dans toutes les histoires de la justice médiévale comme le début de la longue histoire de la procédure inquisitoire (inquisitio) (Fraher, 1992). Ce rôle est mérité, même si des procédures similaires étaient déjà en circulation avant cette date. En effet, Innocent a renouvelé les modalités du pouvoir d’enquête du pape (et des juges délégués en général) en fournissant une nouvelle justification idéologique et juridique à l’intervention du juge ex officio, sans accusation préalable. La justification avait d’abord une raison pastorale : lorsque le comportement non tolérable et répété d’un coupable (un clerc) se déroulait dans l’espace public et créait un scandale qui mettait en danger le salut des fidèles, la fama pubblica (« réputation ») de ce comportement était si forte qu’elle se substituait à l’accusateur formel, parce que les crimes « ne doivent pas rester impunis » (decretal Ut famae X. 10.39.35, 1203).
Pour Innocent III, cela ne change pas formellement la structure du procès : selon lui, le juge ne doit pas aussi devenir l’accusateur, car c’est la fama qui agit comme accusateur (« quasi fama denunciante »). Le procès reste ainsi formellement triadique, c’est-à-dire qu’il se résume à trois individus : le demandeur, le défendeur et le juge. Dans la réalité, les choses se sont passées différemment. Attribuer à la fama une valeur accusatoire a profondément modifié la procédure, car le juge devenait l’arbitre quasi absolu de cette réputation. Il lui appartient d’apprécier quels sont les témoins crédibles et quels sont les comportements graves jugés au point d’être intolérables. Il doit aussi déterminer quand ces griefs ont donné lieu à un véritable scandale (Théry, 2002). Certes, la fama joue le rôle d’un individu en procès, mais elle reste toujours une création du juge. Elle doit faire l’objet d’un contrôle strict de la part de l’autorité pour éviter que des rumeurs incontrôlées ne portent atteinte à la réputation des hommes d’Église. C’est pourquoi Innocent III a posé des limites formelles aux enquêtes ex officio, qui ne peuvent être ouvertes qu’en présence de preuves sérieuses et répétées et d’une clamor publique. C’est un point sur lequel les principaux canonistes ont insisté dans leurs commentaires sur les décrétales, de Bernardus Parmensis (chez qui « regulariter non fit inquisitio nisi contra infamatum ») à Iohannes Teutonicus (pour lequel seule une infamie intolérable, « quod amplius sine scandalo non potest tolerari », peut déclencher une inquisition) (Aimone, 1994).
Le modèle d’Innocent III était par essence fonctionnel pour défendre l’institution contre les déviances de ses propres ministres. La recherche de la veritas était urgente parce que ce qui comptait n’était pas le fait reconstruit par les parties, mais le fait « perçu » par la communauté et donc le dommage que la fama négative de ce comportement, ou de la personne, causait à l’Église. Tout était alors à la mesure de l’intérêt politique de l’institution. Dénoncer ou non des crimes ou punir un ecclésiastique dépendait des effets que cette dénonciation et cette punition pouvaient avoir sur le prestige de la communauté ecclésiastique locale.
L’inquisition ex officio dans les tribunaux municipaux.
Le Tractatus d’Albertus Gandinus
Les éléments principaux du modèle inquisitoire (les crimes ne doivent pas rester impunis, les comportements déviants ne peuvent être tolérés, la fama se substitue à l’accusateur dans les cas graves) sont repris par les tribunaux communaux lorsqu’ils importent la nouvelle procédure ex officio telle qu’elle est décrite dans les textes des décrétales. Différents modèles inquisitoires, conçus pour lutter contre l’hérésie, ont circulé (Padovani, 1985). Le canon du concile de Latran IV de 1215 Qualiter et quando (qui a perdu tout son sens originel de protection des droits des individus) a fourni le texte de base de la procédure dans les manuels des juges urbains, comme le montre le Tractatus de maleficiis rédigé entre 1286 et 1305 par Albertus Gandinus (Cordero, 1985 ; Sbriccoli, 1998 et 2007). Gandinus n’était pas seulement un juge ad criminalia dans les tribunaux des magistrats des principales villes italiennes (Bologne, Florence, Pérouse, Sienne). Juriste sui generis, il était aussi capable de lire et de citer les œuvres des plus grands maîtres universitaires de son temps. Cela l’a amené à rédiger le premier grand traité de droit pénal médiéval. Le cadre idéologique de son Tractatus est cependant très différent des textes qu’il utilise et la distance par rapport aux précédents ordines iudiciarii est considérable.
Gandinus s’efforce de faire du juge le moteur central du procès, de faire de lui le maître ultime des mécanismes de connaissance et d’évaluation des cas soumis au tribunal. En effet, le Tractatus de maleficiis est fondé sur le « pouvoir » et le « devoir » du juge de décider comment et quand punir une personne. Il doit ainsi concevoir la punition comme la solution « naturelle » de la procédure, comme si la veritas et la culpa étaient deux concepts interchangeables. En outre, Gandinus fonde le rôle politique du juge sur cette fonction de défense de l’ordre : à l’adage traditionnel selon lequel « il est de l’intérêt de la res publica que les crimes ne restent pas impunis », il ajoute l’intérêt du juge (reipublice et iudicis). Il suggère une identité d’intention entre la res publica (l’État, en termes modernes) et les juges qui est loin d’être évidente dans le monde communal italien.
Cette vision idéologique de la justice conditionne la définition des règles procédurales, héritées d’un ensemble hétérogène de textes réassemblées par Gandinus avec une grande liberté de composition, à commencer par le dense chapitre sur la procédure inquisitoire. Dans un premier temps, il démolit les piliers de la procédure accusatoire hérités des textes romanistes. Ensuite, il reprend ad literam la procédure ex officio du canon Qualiter et quando comme la meilleure méthode pour découvrir la vérité (c’est-à-dire la culpabilité). Enfin, il affirme la nécessité de la punition comme but ultime de la justice publique. Il s’agit là de trois passages importants qui méritent d’être brièvement évoqués.
Dans le premier titre du Tractatus, à propos de ceux qui peuvent porter une accusation (qui possunt accusare), Gandinus met à mal la règle d’or du droit romain selon laquelle sans accusateur « non procedit criminis cognitio vel pene impositio ». Il énumère ainsi 17 cas particuliers pour lesquels le juge peut au contraire procéder ex officio (Tractatus, p. 44). Gandinus remet également en question le principe civiliste qui interdit de forcer une personne à déposer une accusation contre son gré (nemo invitus accusare) : dans le cas où les parents d’une victime de meurtre ne dénoncent pas le coupable par « crainte de son pouvoir », le pouvoir communal « a le droit de les forcer à déposer une accusation, même si cela n’est pas bien exprimé dans la loi » (quamvis hoc non sit bene lege expressum). Il est clair que la justice politique exige un juge proactif qui intervient pour connaître et sanctionner les infractions, sans attendre l’impulsion d’une partie. La procédure qui lui permet cette liberté d’action est l’inquisitio ex officio de matrice ecclésiastique.
Gandinus le dit ouvertement : dans la procédure inquisitio ex officio, l’ordo est établi par le canon Qualiter et quando « servandus est ». Il y a donc deux phases. La première est d’ordre général : lorsque le coupable est inconnu, le juge doit enquêter de plano pour l’identifier. L’autre est d’ordre spécial, contre une personne déterminée. Dans ce cas, les solemnitates rituelles doivent être respectées : convocation, remise des chefs d’accusation, possibilité de défense (Tractatus p. 40). Il en va de même lorsque la procédure inquisitoire est cum promotore, c’est-à-dire avec un demandeur qui demande manifestement de procéder ex officio contre une personne donnée (Tractatus p. 40). Il s’agit là d’un processus mixte très intéressant, une sorte d’accusation renforcée qui met en mouvement des mécanismes particuliers, laissant la charge de la preuve au demandeur : « Unde promotor inquisitionis debet probare quod ille contra quem inquiritur sit de illo crimine infamatus » (Tractatus p. 41).
Sur le plan idéologique, l’influence la plus visible du langage canonique concerne le rôle de la vérité, qui était central dans les textes d’Innocent III. Chez Gandinus, la vérité, en tant que but ultime du procès, désarticule nécessairement l’intérêt partisan du système accusatoire. Un conflit frontal s’ouvre entre la vérité que le juge doit atteindre par l’enquête ex officio et les motifs « privés » qui soutiennent l’accusation partisane. Ainsi, la procédure inquisitoire est utile et doit être préférée parce qu’elle permet d’atteindre plus facilement la veritas, c’est-à-dire la culpa (Tractatus, p. 47). L’inquisitio est plus efficace ratione veritatis (Tractatus p. 47, ligne 21) ; ceux qui ne veulent pas procéder à cette procédure, « per quam facilius veritas invenitur », sont de connivence avec la partie adverse. Cette exigence de vérité dépend d’une raison politique sous-jacente qui unit les différents niveaux de justice : l’intérêt de la res publica à punir les crimes ou à ne pas les laisser impunis ; d’où l’obligation pour le juge de libérer la province des criminels (Fraher, 1984).
Dans ce système compact de références procédurales et idéologiques, la fama joue un rôle central, peut-être même plus important que dans le processus canonique. Toujours sur la base de son expérience de juge, Gandinus ne se contente pas de relever une fama générique de fait, mais se concentre surtout sur la réputation du suspect, qui s’avère être un élément de preuve très puissant. Deux chapitres du Tractatus sont éclairants en ce sens : si un homme de mauvaise fama (sa réputation avant le crime) est désigné comme l’auteur d’un crime, il peut être torturé même en l’absence d’autres indices, car la mauvaise réputation est en soi une semi-preuve. Si, en revanche, la personne disposait d’une bonne fama, en l’absence d’autres indices, elle ne doit pas être torturée.
Il s’agit là d’un point délicat du système inquisitoire que Gandinus résout par un double mécanisme juridique. D’une part, il utilise le droit romain pour indiquer que la fama est un élément fondateur de l’identité d’une personne, voire inhérente à sa nature (bona/mala fama « inest sui nature »). Cet état social est donc stable dans le temps : selon un ancien adage romain, si une personne fait le mal une fois, elle le refera dans le futur (semel malus, semper malus). D’autre part, il emploie stratégiquement le droit canonique pour augmenter la valeur probante de la fama, la faisant passer d’une simple indication à une semi-preuve, alors que le droit romain ne le permettait pas (Tractatus, p. 70). Les hommes de la malafama peuvent donc être torturés même en l’absence de tout autre indice, sur la base de cette seule malafama.
Cette référence au droit canonique est à nouveau essentielle, car elle permet de punir la malafama en elle-même. Il s’agit là d’un délit complexe. Commis contre la cité (videatur fecisse contra bonos mores sue civitatis), c’est aussi un véritable crime social qui salit l’individu en tant que tel, du fait qu’il « s’est volontairement fait homme de mauvaise réputation (malafama) » (Tractatus, p. 67). C’est cette culpabilité qui est punie par la torture sans attendre le soutien de sa cité, « quia frustra iuris civitatis implorat auxilium qui contra illud commisit » (Tractatus, p. 66). Il convient de mentionner que la figure de l’homme de mauvaise réputation de son plein gré (sua sponte) est illustrée dans certains passages du droit canonique à l’encontre du prêtre qui « ne considérant pas sa conduite de vie, s’est laissé suspecter par de mauvais exemples ». Gandinus fusionne ainsi des matériaux hétérogènes pour mettre en œuvre une nouvelle procédure, guidée par la conviction idéologique de défendre la société contre les hommes qui choisissent une vie de mauvaise réputation (de malafama) comme manifestation d’une nature autodestructrice et antisociale.
Dans son travail de juge communal, Gandinus s’efforce d’imposer ce modèle procédural, en commençant par le formulaire de la demande d’inquisitio, dans lequel le plaignant renonce explicitement à l’accusation parce qu’il souhaite qu’une enquête soit menée (une forme qui est absente dans les procès des autres juges). En tant que juge « d’instruction », il se montre attentif à l’hygiène sociale de la civitas, punissant sévèrement les prostituées qui ont dépassé de quelques centimètres la distance obligatoire de la cathédrale. Habile enquêteur contre les voleurs et les personnes douteuses, il utilise judicieusement les preuves qu’il a recueillies, les montrant peu à peu aux suspects. Il recourt enfin aux contre-interrogatoires et aux expertises graphiques dans les cas de production de faux et de vol. Cependant, il doit accepter une véritable confrontation, semblable à celle de la procédure accusatoire, lorsque les accusés se présentent avec des procureurs et des garants, jurent de comparaître à nouveau et amènent des témoins pour leur défense. Face à cette capacité des délinquants à se défendre, la charge violente de la procédure doit se modérer en suivant les étapes de l’ordo iudiciarius classique, avec les défenses et la confrontation des témoins des parties adverses. Dans ce cas, le procès se termine normalement par un acquittement.
Après tout, Gandinus sait très bien que, en tant que juge, il ne décide pas tout seul, mais occupe un espace juridique complexe, dans lequel agissent notaires, procureurs, avocats, sapientes consultori. Il sait aussi qu’à la fin de son mandat, une procédure de sindacatus jugera ses décisions, avec un risque important de contestation. En plus, du moins à Bologne, les avocats avec qui il se confronte sont souvent les mêmes juristes qu’il a étudiés et utilisés dans son Tractatus. Il se heurte fréquemment à leurs opinions et à leurs objections (concrètes) présentées au cours des procès.
Les juristes et le procès : quaestiones et consilia
Le Tractatus de Gandinus est en fait une série de quaestiones réadaptées à la forme du traité. En ce sens, il a également le mérite de mettre en évidence la grande diffusion des quaestiones à l’intérieur et à l’extérieur des écoles, ainsi que le lien étroit entre les quaestiones et les événements réels du procès, tant en ce qui concerne les cas examinés que l’interférence continue avec le monde réel du procès sous forme de consilium sapientes.
Les quaestiones et le procès
La méthode fondée sur la quaestio était déjà présente dans le monde juridique du XIIe siècle, tant en droit civil qu’en droit canonique. Elle assume un rôle central dans l’enseignement universitaire à partir de 1270, lorsqu’il devient obligatoire pour les professeurs des écoles de Bologne de rédiger et d’enseigner les quaestiones (Bellomo, 2000, p. 385-438). Le genre connait un développement fulgurant, avec de nombreux recueils de quaestiones, normalement distinguées en deux types : celles disputées dans les écoles et celles de facto emergentes, formulées à partir de situations réellement presentées en procès. Dans les deux cas, le point de départ était une quaestio, c’est-à-dire un cas douteux qui pouvait être résolu de différentes manières, selon une série d’arguments pour ou contre une solution donnée. Le système dialectique exalte la capacité des auteurs à trouver dans les textes du droit romain des arguments et des points d’appui pour leur propre solution. Il légitime aussi la dissidence ouverte au sein du monde des juristes, même à l’égard de leurs propres maîtres. C’est un savoir dialectique, ouvert à des solutions différentes et instables sur le plan programmatique, qui finit par ébranler les certitudes de base des pouvoirs institutionnalisés et des juges.
En effet, un grand nombre de quaestiones portaient sur la lettre et l’esprit des lois communales. Avant la rédaction de son Tractatus, Gandinus avait rassemblé une série antérieure de quaestiones de Guido de Suzaria concernant les statuts des communes, sous le titre Quaestiones statutorum, en les enrichissant d’autres plus proches de son temps (Bellomo, 2000, p. 120-125). Il ressort de cet important recueil que les juristes utilisent les quaestiones pour passer au crible les lacunes de la législation publique, les ambiguïtés des termes et surtout les incertitudes relatives à la transformation du status personnel. D’où le fait que de nombreuses quaestiones portent sur le sens ambigu des termes dans les lois : l’interdiction d’exporter du blé s’applique-t-elle aussi à la farine ? (Quaestiones statutorum p. 165, n° XIX) ou sur les lacunes des dispositions légales : la peine pour les crimes violents double s’ils sont commis la nuit, mais est-ce aussi le cas s’ils sont perpétrés l’après-midi (Montanos Ferrín, 1998) ? Ces quaestiones traitent surtout de situations hybrides, dans lesquelles les personnes changent de statut. Par exemple, à propos des crimes commis par un laïc qui, avant le procès, devient un clerc : peut-il encore être jugé ou bénéficie-t-il de l’immunité des ecclésiastiques ? Ou encore, une question très répandue dans les villes italiennes : les biens des bandits sont saisis et les débiteurs sont contraints de payer leur dette directement à la commune, mais si les bandits reçoivent un privilège qui leur permet de revenir en ville, peuvent-ils alors récupérer leurs dettes auprès des débiteurs eux-mêmes ?
La critique des lacunes des lois n’est pas formelle, mais vise à montrer l’incomplétude de la législation communale et donc la nécessité d’une interprétation technique, basée sur les textes du droit romain. Pour les juristes, au fond, la fonction interprétative comportait une sorte de devoir de suppléance : toute lacune résulte du domaine des juristes, selon la très haute prétention des sapientes. Les recueils de quaestiones circulaient assurément beaucoup : copiés dans de nombreux manuscrits, rassemblés en libri magni de centaines de feuillets, ils étaient à portée de main des juges, comme le confirme Gandinus : chaque juge possède un recueil de quaestiones à consulter en cas de besoin.
Bien entendu, les choses n’étaient pas si simples. Dans le Tractatus de maleficiis de Gandinus, le savoir fondé sur les questiones est mis à rude épreuve lorsqu’il se heurte aux exigences de certitude des juges. Les conflits entre juges et docteurs (et même entre sapientes) étaient très fréquents. Gandinus en mentionne plusieurs, y compris ceux dans lesquels il était directement impliqué. Nombre de ces conflits portaient sur les possibilités de défense en matière criminelle et sur le rôle des procureurs (un sujet auquel il était particulièrement sensible). Il existait un champ de tension constamment ouvert, car bien que le droit (romain) interdise la défense du criminel, les juristes admettent néanmoins la présence d’un procureur, ou en tout cas d’un représentant, pour présenter des exceptions ou des requêtes de la part de l’accuse. Par exemple, Odofredus (m. 1265), Guido de Suzaria (1247-1293) et alii doctores affirment qu’un accusé emprisonné pour homicide peut désigner un procureur pour produire des témoignages en sa défense, bien que Gandinus persiste à penser qu’il ne s’agit pas là d’une plena defensio. Dans une autre quaestio, Guido de Suzaria admet l’intervention du père en faveur de son fils ; et un avis ultra-garantiste de Martinus de Fano (c. 1200-1272) réaffirme le principe selon lequel, après la mise en cause, « un procureur pouvait toujours intervenir pour le défendeur ». Lambertinus Ramponi (m. 1304) a même approuvé la possibilité pour un accusé soumis à la torture de demander une suspension de ses tourments pour préparer sa défense. D’autres maîtres limitent strictement le pouvoir discrétionnaire du pouvoir communal en matière de punition des représentants : Thomas de Piperata (c. 1250-post. 1282) refuse au podestat le droit discrétionnaire d’imposer une condamnation aux garants ayant présenté l’accusé ; et Martinus de Silimanis (c. 1250-1306), un autre illustre maître bolonais, soutient que les autorités communales n’avaient pas le pouvoir discrétionnaire d’empêcher l’accusé de présenter des exceptions admises selon le droit commun. Un contraste très net entre statut et lex romana, que les maîtres défendent avec cohérence aussi bien dans les écoles de droit que dans la réalité des tribunaux.
La circularité du savoir juridique : des quaestiones aux consilia
Les quaestiones sortent en effet souvent des salles de classe pour devenir du droit pratique, des choix concrets de politique judiciaire sous forme de consilium, de la même manière que les consilia fournissaient matière aux quaestiones des écoles en droit savant. Les témoignages de cet échange continu sont nombreux : le Tractatus de Gandinus en est constellé, et les recueils de quaestiones évoquent fréquemment des transferts de thèmes et de cas d’un domaine à l’autre. Une quaestio de facto relative à la responsabilité des garants, née à Gênes et résolue par Odofredus, était par exemple un consilium que le juriste bolonais avait donné à distance (c’est-à-dire qu’il n’était pas physiquement présent dans la ville du pouvoir qui avait demandé et envoyé l’avis par lettre). Le cas controversé de la destruction de la tour du bandit, devenu un classique des quaestiones pénales, était à l’origine un consilium donné à Gandinus par Franciscus de Accursio (1225-1293) et Rolandinus de Romanciis (c. 1220-1284). De nombreuses quaestiones de Dinus de Mugello (c. 1253-ant. 1298), rassemblées dans l’édition du XVIe siècle de ce grand juriste, étaient certainement des consilia (Dinus étant en outre très sollicité par les magistrats d’autres villes pour des consultations à distance). L’interférence entre les deux sphères était structurelle, car de nombreux juristes cités dans les recueils de quaestiones étaient ou agissaient comme avocats et intervenaient dans des affaires civiles et criminelles importantes. Ils participaient également à l’élaboration de la politique municipale. Dans plusieurs villes, ils étaient aussi membres de conseils restreints (balie) formés pour assister, voire remplacer, les conseils élargis, c’est-à-dire les assemblées plénières de la ville dans les questions juridiques les plus complexes. Comme cela a été largement démontré, leur rôle politique venait de leur compétence technique. Ils fournissaient une couverture juridique aux actes du gouvernement urbain (même les plus délicats), aux relations avec les autres pouvoirs, aux politiques fiscales ou au traitement des bannis (Menzinger, 2006).
L’activité de consultation par les juristes représente l’aspect technique de l’activité de contrôle des magistrats étrangers. Dans le monde communal, elle prenait des formes diverses. En ce qui concerne le procès, on peut distinguer au moins trois grandes zones d’intervention des juristes : 1) le contrôle institutionnel de l’activité des magistrats étrangers relatif aux bannissements (ils étaient alors membres d’offices spécifiques, comme l’officium bannitorum de Bologne, actif dans les années 1250-1260) ; 2) leur activité professionnelle habituelle de consultant (dénomination entendue dans le sens du consilium émis par ces auteurs) des parties en procès, surtout dans les conflits civils de nature patrimoniale ; 3) une série d’interventions ponctuelles dans les procès pénaux, à la demande du juge ou des parties elles-mêmes. Dans ce dernier cas, les avis exprimés dans les consilia avaient un caractère potentiellement contraignant pour le juge, qui devait les reprendre dans la sentence (Ascheri, 1999).
Ces trois sphères distinctes convergent toutes vers un contrôle de la juridiction des magistratures que les villes confiaient aux étrangers : un contrôle de fond, visant surtout à vérifier le respect formel des procédures à chaque étape, et un contrôle juridictionnel, lorsque la compétence du juge pour examiner un litige ou un type de délit donné était mise en doute. Malgré la diversité des situations examinées, des lignes directrices communes émergent dans les consilia des procès, que l’on retrouve dans les consilia des juristes de différentes villes.
Commençons par les cas les plus simples : les consilia relatifs aux exceptions présentées par les procureurs de personnes bannies contre les formes requises par le statut de la commune. Elles suivaient les avis de l’officium bannitorum de Bologne, auquel participait notamment Accursius (c. 1182-post. 1262) (Chartularium, 1909, p. 107-159). Les consilia annulent systématiquement les bannissements émis de manière incomplète ou erronée, surtout au moment de la citation, qui est le véritable pivot du système : citations jamais effectuées, faites sous un mauvais nom ou sans le nom complet, ou encore plus fréquemment « proclamées » sans les témoins nécessaires ou ceux requis par la loi (voisins). L’importance de la citation reflète en outre un fondement de la procédure : la nécessaire connaissance des termes du procès par toutes les personnes impliquées.
La régularité de la séquence des actes apparaît aussi essentielle dans l’activité des sapientes. C’est un concept bien compris par les juristes et exprimé à plusieurs reprises dans les quaestiones. L’ordo est également (et peut-être surtout) un ordre de succession des actes qui ne peut être modifié, sous peine de nullité du procès. La garantie de la régularité de la procédure réside précisément dans le respect des délais et des formes d’exécution des différentes phases. Cela se voit également dans de nombreux consilia relatifs aux phases probatoires du procès, en particulier à la possibilité de défense des bannis et à l’audition des témoins, des étapes délicates en raison des fréquentes pressions des juges. Ainsi, Lambertinus Ramponi, un auteur très présent dans les recueils de quaestiones, rappelle dans un consilium de 1287 que les témoins de l’accusateur doivent prêter serment selon les formes prévues par le statut communal (ASBo, Comune, Capitano del Popolo, registre 99). Dans un autre consilium collectif sur la possibilité d’enquêter après une dénonciation anonyme, Lambertinus ne conteste pas le pouvoir de la commune d’ouvrir une enquête, mais celui d’utiliser les témoins indiqués dans les cédules. De même, Tommaso di Guidone Ubaldini, consultant très actif dans les années 1280, admet la possibilité de défense des bannis, même par une personne non qualifiée, car il est plus juste d’admettre un défenseur (non qualifié) que d’aggraver la situation de l’absent sans défense (Vallerani, 2007, p. 155-156). Ce sont des fragments d’un langage juridique très élaboré et d’une grande portée politique et culturelle : par un travail méticuleux de consultant, les juristes ne modifient pas seulement en profondeur la structure finale du système judiciaire, mais maintiennent ce système à un niveau de légalité relativement élevé. Il s’agit là d’une fonction que tous les gouvernements populaires reconnaissaient aux sapientes, même si cela entrait en conflit avec les orientations politiques des régimes.
L’impact de la consultation dans le système judiciaire public était en effet substantiel et non seulement formel : les décisions des consultants étaient prises après un débat de type procédural qui accompagnait, ou souvent remplaçait, celui des juges. Dans de nombreux cas, lorsque les documents le permettent, il est possible de reconstituer le type de débat que les sapientes menaient avant de rendre leur consilium. Souvent, les parties étaient convoquées devant les sapientes, qui recueillaient et évaluaient la documentation présentée par les procureurs, l’insérant dans un nouveau cadre de confrontation. Comme l’a écrit Antonio Padoa-Schioppa pour Milan, les sentences du juge étaient « le résultat d’une instruction systématiquement conduite par un ou plusieurs iurisperiti chargés d’écouter les parties, d’entendre les témoignages et finalement de rédiger le consilium » (Padoa-Schioppa, 2004, p. 303). Dans les statuts milanais de 1330, une règle prescrit « de recourir obligatoirement au consilium sapientis quand une ou les deux parties le demandent » (Padoa-Schioppa 1996, p. 19). Cette pratique est également visible dans les procès de Pérouse et de Bologne, où les sapientes consultants tiennent, en fait, un second procès. Le consilium prend, en d’autres termes, les fonctions d’un niveau juridictionnel supérieur qui fournit au juge la solution nécessaire pour prononcer la sentence. On pouvait aller encore plus loin : dans les procès politiques tenus à Bologne à la fin du XIIIe siècle, les bannis présentaient des centaines de recours contre la saisie de leurs biens. Ces recours ne furent pas examinés par le juge du Capitanat, pourtant délégué aux litiges relatifs aux biens, mais par les sapientes (les puissants doctores mentionnés précédemment) appelés par le juge lui-même à fournir un consilium. Dans ces cas, les sapientes jouaient un rôle explicitement juridictionnel dans un litige opposant d’un côté le requérant, représenté par un procureur, et de l’autre la commune, représentée elle aussi par un procureur. Deux parties qui s’affrontent sur un même plan, toutes deux soumises au jugement des sapientes qui rédigeaient l’avis intégré automatiquement dans la sentence du juge. C’est peut-être un cas extrême, une quasi substitution du juge ordinaire par une élite d’experts du droit capables de concilier dans toute leur complexité leurs activités professionnelles, procédurales, d’études et d’enseignement.
Le consilium ferme ainsi la boucle de la relation entre culture juridique et procès, en mettant en évidence une dimension fondamentale du juriste médiéval : la capacité à raisonner « par cas », reformulant différents épisodes et situations réelles en formes juridiques cohérentes. Et c’est justement la casuistique, plus qu’un simple appel abstrait aux lois, qui permet au droit de maintenir un contrôle solide sur les réalités qu’il cherche à organiser ou à maintenir en ordre.
POUR FAIRE LE POINT
- Qu’est-ce que la procédure accusatoire ?
- Qu’est-ce que la procédure inquisitoire ?
- À quoi servent les recueils de quaestiones ?
- À quoi servent les consilia ?
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