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La poussée normative du XIIIe siècle. Un changement dans le rapport au droit ?  

Loi, norme, normativité

Pour être fructueuses, l’approche et l’étude de la normativité médiévale supposent de consentir à une forme de dépaysement juridique qui peut aller jusqu’à une légère et provisoire désorientation. En effet, les cadres qui servent aujourd’hui à qualifier et à évaluer la norme juridique en général, législative en particulier, sont les produits de la modernité. À ce titre, ils sont assez peu opérants pour comprendre les causes, les circonstances et les caractères de la « fièvre normative » qui s’empare de l’Europe à partir du XIIIe siècle.

Il importe, en premier lieu, de se défaire de la définition rassurante de la loi comme « règle écrite, générale et permanente, élaborée par la représentation nationale » (Dalloz, 1999). Aujourd’hui, une loi peut être définie de façon procédurale (par la conformité aux règles d’édiction et de publication), organique (par l’autorité compétente), matérielle (par son objet ; ainsi, pour la France, c’est le sens de l’article 34 de la constitution de 1958). Elle s’inscrit dans une pyramide des normes et suppose une unité de commandement et des dispositifs de sanctions. Or, aucun de ces caractères n’est présent au cours du Moyen Âge. Même si la production législative se procéduralise quelque peu au cours du XIIIe siècle et surtout au-delà, elle ne présente pas le caractère de généralité, de permanence et d’unité qu’on lui reconnait aujourd’hui. Surtout, outre l’élaboration progressive et tâtonnante de règles formelles, la principale différence entre la loi médiévale et la loi moderne tient à la fragmentation de l’ordre juridique qui rend totalement inopérante toute idée de hiérarchie des normes. Au long du Moyen Âge, en effet, l’ordre juridique ne se présente pas comme un espace homogène peuplé de sujets égaux et soumis à des injonctions cohérentes ; il s’apparente plutôt à une zone d’échanges traversée par des instances édictales plurielles et des acteurs aux statuts divers, inégalement contraints (les clercs, les nobles, les bourgeois, les étrangers, etc.). D’ailleurs, comme le souligne Florent Garnier, le vocabulaire utilisé pour désigner la loi par ceux-là mêmes qui la font n’est pas encore fixé avant les XVe-XVIe siècles : ordonnances, établissements, édits, constitutions, le formulaire est instable pour décrire une réalité qui ne l’est pas moins. Ainsi, un texte aussi important que les Siete Partidas n’a laissé que peu de traces de son élaboration et aucune de sa promulgation initiale (Jesus Velasco, p. 373). Comment un document législatif majeur a-t-il pu opérer sans être promulgué ? Et inversement, comment saisir la centralité médiévale de cette source à partir de nos instruments de mesure actuels ? Ce n’est donc pas à l’aune de critères contemporains qu’il convient d’apprécier la production législative médiévale. Et pour la qualifier sans doute vaudrait-il mieux de parler de « norme juridique » ou de « norme législative » plutôt que de « loi », afin de prévenir les confusions éventuelles.

Dans la même perspective, il convient de délier la production normative du socle institutionnel qui lui est généralement associé dans la tradition juridique contemporaine. À ce titre, si l’idée de séparation des pouvoirs n’est pas pertinente, celle de « confusion des pouvoirs » n’est pas plus appropriée puisqu’elle renvoie implicitement à un état normal de distinction dont la confusion supposée serait un écart. Or, au Moyen Âge, le pouvoir ne se définit pas en terme fonctionnel (la fonction législative, la fonction judiciaire) mais plutôt en termes de légitimité (sacralité, « naturel seigneur ») ou d’intensité (souveraineté). Les modalités d’intervention normative sont d’ailleurs elles-mêmes mêlées, conformément au modèle impérial romain du rescrit ou du décret : une question particulière portant sur un cas précis peut donner lieu à une norme de portée générale. Entre ce que nous qualifions de législation et la casuistique judiciaire, la distinction n’est pas toujours aisée.

À l’aune de ces remarques et de ce contexte, la définition de la norme juridique comme injonction émise par une autorité qualifiée doit être précisée. Cette injonction doit en premier lieu présenter un certain caractère de généralité (un ordre donné à une seule personne ne constitue pas une norme) et de permanence, ce qui conduit à questionner les pratiques fréquentes de renouvellement des ordonnances royales (Florent Garnier, p. 341) ou, à l’inverse, la variabilité constitutives des statuts municipaux italiens (Sandro Notari, p. 389). Pour justifier son caractère injonctif, la norme juridique présuppose en outre qu’une contrainte (civile, pénale, sociale, religieuse) s’exerce sur ses destinataires, afin qu’ils s’y conforment. Quant à la question de l’autorité productrice de la norme, elle est particulièrement délicate à arbitrer. Si la norme est toujours le produit d’une volonté, il est en effet souvent difficile de qualifier celle-ci in concreto. Même lorsque l’acte est pris au nom du prince, les recherches récentes ont insisté sur le fait que sa production s’inscrivait dans le cadre d’un dialogue politique informel avec les gouvernés, qui en avaient fréquemment sollicité l’adoption ou la reconduction, bien au-delà de l’hypothèse des ordonnances de réformation et du gouvernement par conseil. Lorsque la volonté est expressément collective, comme c’est le cas par exemple dans les communes italiennes (Sandro Notari) ou avec la Diète polonaise (Kacper Górski et Maciej Mikuła, p. 419), il importe de questionner les mécanismes de représentation et/ou de médiation qui ont permis sa manifestation. Reste enfin l’hypothèse où la volonté, supposément collective, est en réalité inassignable, lorsqu’elle se confond avec la répétition des pratiques, comme dans le cas des coutumes, qui connaissent précisément une augmentation significative de leur mise par écrit à partir du XIIIe siècle.

D’un point de vue technique, en effet, le droit peut être analysé comme une pragmatique, dans les deux sens revêtus par ce terme. Pragmatique, le droit l’est en ceci qu’il constitue une modalité particulière d’action concrète sur le monde, qu’il vise toujours à transformer. C’est en ce sens qu’on parle par exemple « d’effets de droit » ou « d’action en justice ». Par-delà cette dimension opératoire, le droit peut également être compris comme une modalité particulière du langage et c’est ce constat qui rend pertinente, sous certaines conditions, l’utilisation des outils de la pragmatique linguistique, en centrant l’analyse sur l’articulation du texte juridique au contexte de son énonciation et de sa réception. Dans cette perspective, si l’on accepte d’appréhender la norme juridique comme un outil parmi d’autres de communication sociale, il devient essentiel d’inclure dans l’étude de sa production l’analyse des conditions de sa prise en charge par ses destinataires, virtuels ou réels. Il est tout aussi important de prendre au sérieux la rhétorique trop longtemps négligée des préambules, même si celle-ci ne comporte pas d’éléments dispositifs stricto sensu (Barret et Grévin, 2015).

Une norme, certes théoriquement pourvue d’une contrainte, mais concrètement inappliquée, cesse-t-elle pour autant d’être une norme ? L’application, entendue comme le respect des dispositions prescrites (ce qu’on qualifie de « dispositif ») relève-t-elle d’une définition substantielle de la norme ? Dans quelle mesure l’oubli, le mépris ou la désuétude disqualifient-ils la norme en neutralisant son principe actif ?

Application et effectivité

La question de l’effectivité normative est d’autant plus importante qu’elle permet de penser le rapport, fondamental, entre le droit et le réel, aussi bien d’un point de vue historique que d’un point de vue théorique. Pour simplifier, on peut considérer que deux écoles s’affrontent sur ce terrain. Selon l’école positiviste ou dogmatique, la validité du droit réside en lui-même, dans la logique de sa propre construction ; elle ne résulte pas de son degré de réalisation sociale, qui en constitue un élément contingent. Cette validité du droit, constitutive de la norme juridique, procède d’abord de son mode d’édiction, c’est-à-dire de son établissement par une autorité compétente qui suit une procédure établie. L’école sociologique a, pour sa part, développé une approche critique du droit, illustrée en France par les travaux de Jean Carbonnier, qui s’attache à mesurer la conformité (appliance to the law) ou les écarts éventuels (ineffectivité : gap approach) par rapport à la norme. Ce phénomène de réalisation sociale résulte lui-même d’interactions complexes (diversité des acteurs sociaux et des instances chargées de la mise en œuvre de la loi, clarté relative de la règle, existence d’effets symboliques, agissant moins sur les actes que sur les représentations, phénomènes d’effectivité différée, prise en compte d’effets non intentionnels de la norme, etc. Commaille, 2003). Ce dernier mode de compréhension du problème enregistre donc un déplacement par rapport à l’école positiviste : l’attention se décentre des conditions d’émission de la norme aux circonstances de son insertion dans le « réel » social.

Pour préciser un peu la question, il convient d’ajouter que la notion d’effectivité peut être comprise au moins de deux façons différentes. En premier lieu, le terme « effectivité » est souvent pris comme synonyme d’application, voire de réception d’une norme par l’ordre socio-politique auquel elle est destinée. Dans cette perspective, l’effectivité constitue moins une notion juridique qu’une vérification sociale et politique de l’efficacité du droit, étant entendu que cette efficacité se mesure à l’aune de sa capacité à transformer le réel. Il s’agit alors de vérifier le niveau d’adéquation entre une norme et sa mise en œuvre. Ainsi, Pierre Lascoumes (1993) identifie l’effectivité et « le degré de réalisation dans les pratiques sociales des règles énoncées par le droit ». En histoire, c’est une conception de ce type qui sous-tend la méthode visant à confronter la norme générale (ordonnance, décrétale, concile, statuts urbains, etc.) aux actes de la pratique (notariale et judiciaire principalement) censés en découler. En toute rigueur, il conviendrait d’ailleurs de distinguer effectivité (niveau de conformité à l’injonction normative) et efficacité (réalisation des objectifs poursuivis par la norme, par exemple la réduction de l’accidentologie routière ou la lutte contre les pratiques addictives). Une norme peut ainsi être juridiquement effective mais socialement inefficace (Commaille, 2003).

D’autre part, l’effectivité se conçoit également comme une notion interne à l’ordre juridique. Elle se rapproche ici de l’applicabilité plutôt que de l’application. La question posée revient alors à s’interroger sur l’articulation entre une applicabilité postulée (toute norme valide serait applicable par nature) et la consistance de l’ordre juridique tout entier. En d’autres termes, avant même d’évoquer le thème d’une application concrète de telle ou telle injonction normative particulière, il s’agit de préciser dans quelle mesure l’applicabilité constitue un élément substantiel dans la définition de la norme en général, étant entendu que l’applicabilité est à comprendre non comme un caractère factuel (une norme applicable serait alors une norme pourvue des moyens humains et institutionnels nécessaires à sa mise en œuvre), mais comme une sorte de vocation propre de la règle de droit, quelle que soit sa forme, à gouverner le réel. C’est cette conception de l’effectivité qui gouverne par exemple l’ancien article 1157 du Code civil – art. 1191 actuel, ainsi rédigé dans la version de 1804 : « Lorsqu’une clause est susceptible de deux sens, on doit plutôt l’entendre dans celui avec lequel elle peut avoir quelque effet, que dans le sens avec lequel elle n’en pourrait produire aucun ». C’est cette même conception qui est aujourd’hui connue sous le nom de « principe de l’effet utile ». En vertu de cette règle simple, en présence de deux interprétations contradictoires ou lorsque plusieurs sens peuvent être attachés aux termes d’un même acte juridique, on doit préférer l’interprétation qui conserve aux mots leur maximum de portée, plutôt que celle qui consiste à les écarter comme inappropriés ou absurdes.

La conjoncture inédite du second Moyen Âge

Sur le plan historique, les chapitres qui suivent présentent des configurations normatives variées, tenant notamment à la taille des entités considérées et à la diversité de leur culture juridique. Pour autant, ces situations disparates laissent apparaître des convergences qui dessinent, au XIIIe siècle, ce qui ressemble à un rapport renouvelé à la norme juridique. La première de ces convergences est la centralité du modèle romain, que ce dernier soit assumé explicitement ou présent indirectement via la médiation canonique, comme dans le cas polonais. À cet égard, l’étude du Liber Augustalis constitue un exemple topique du réinvestissement romain (Marta Cerrito, Beatrice Pasciuta, p. 357) : à côté de la référence attendue à Dieu, Frédéric II nomme la lex regia de imperio et le droit romain comme fondement séculier de son pouvoir (constitution Non sine grandi, Liber Augustalis, I 31). Si la justice et l’exigence de rendre à chacun son dû sont liées à la représentation traditionnelle de la royauté sacrée, la capacité de « faire loi » renvoie, elle, à un horizon d’impérialité, c’est-à-dire à une forme politique de gestion de la pluralité (Delle Donne et Leveleux-Teixeira, 2023) où la norme serait un puissant vecteur d’unité, puisqu’elle exprime un bien « commun » hypostasié. À cet égard, la question de la langue du droit n’est pas neutre. Si le latin est resté, au moins jusqu’au XVIe siècle, la langue d’expression privilégiée de la loi, les premiers essais de vernacularisation semblent témoigner, à la fin du Moyen Âge, d’un souci de rendre cette norme commune appropriable (Kuskowski, 2022 ; Grévin et Delle Donne, 2023).

La seconde convergence est chronologique. Elle met en lumière le XIIIe siècle comme point de bascule vers ce nouveau régime de normativité, avec une augmentation significative du nombre, mais aussi de l’ambition, des textes édictés, allant, comme les Siete Partidas, jusqu’à vouloir « tout légiférer », jusqu’au monde lui-même.

Précisions liminaires

Comme cela a été rappelé, les chapitres qui suivent envisagent la question législative dans différents espaces et à différentes échelles. Deux absences importantes doivent cependant être expliquées et justifiées. La première est celle de l’Église et de la législation ecclésiastique, dans sa diversité et dans son universalité : le choix a été fait de se centrer ici sur les seules normativités séculières, le droit canonique se voyant réservé deux chapitres spécifiques dans la partie du manuel consacré au ius commune.

La seconde absence concerne l’Angleterre, un modèle à la fois précoce sur le plan de la représentation politique et original sur le plan du droit, avec la formation de la procédure et des cours de Common Law, dès la fin du XIIe siècle. Sur le plan législatif, cette évolution n’a pas été neutre. Elle s’est notamment traduite par la persistance insulaire de la primauté du paradigme juridictionnel, à rebours du tropisme législatif de plus en plus marqué sur le continent. Or, cette évolution a été remarquablement bien étudiée dans des ouvrages à la fois récents et accessibles, auxquels nous nous permettons de renvoyer :

SUR L’ANGLETERRE

John Baker et Milsom, 2020, Sources of English Legal History: Private Law to 1750, Oxford, OUP.

David Crook, 1982, Records of the General Eyre, Londres, Her Majesty Stationary Office.

C. T. Flower, 1944, Introduction to the Curia Regis Rolls (1199-1230 a.d.), Selden Society, Vol. 62.

Alan Harding, 2020, The Law Courts of Medieval England, Londres, Routledge.

John Hudson, 2017, The Formation of the English Common Law, Londres, Routledge.

John Hudson, 2012, The Oxford History of the Laws of England, avec un appendice consacré aux sources pour la période 871-1216, Oxford, OUP.

Michael Lobban, 2012, « The Varieties of Legal History », Clio@ Themis. Revue électronique d’histoire du droit.

Frederic William Maitland, 1889 (sept.), « Materials for English Legal History », Political Science Quarterly, Vol. 4, No. 3, p. 496-518.

Frederic William Maitland, 1889 (déc.), « Materials for English Legal History II », Political Science Quarterly, Vol. 4, No. 4, pp. 628-647.

Bibliographie :

Code civil des Français, introduite par la loi du 17 février 1804

Jacques Commaille, art. « Effectivité », Dictionnaire de la culture juridique, 2003 Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Paris, Presses Universitaires de France, p. 583-585.

Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, 1993 Jean-André Arnaud (dir.) Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence.

Fulvio Delle Donne et Corinne Leveleux-Teixeira (dir.), 2023 Les espaces de la puissance. Stratégies et marqueurs de l’impérialité, Potenza, Basilicata University Press.

Fulvio Delle Donne et Benoit Grevin (dir.), 2023 Le roi et ses langues. Communication et impérialité, Potenza, Basilicata University Press.

Benoit Grévin et Sébastien Barret (dir.), 2015 Regalis Excellentia. Les préambules des actes des rois de France au xive siècle, Paris, École des Chartes.

Ada Maria Kuskowski, 2022 Vernacular Law. Writing and the Reinvention of Customary Law in Medieval France, Cambridge, Cambridge University Press.

Lexique des termes juridiques, 1999 Paris, Dalloz, 12e éd., art. « Loi ».