Plaider au XIIIe siècle. Entre théorie et pratique
« Alors doivent se lever les avocats des causes, qui, par la force de leur voix glorieuse, relèvent ce qui est fatigué, réparent ce qui est usé et dissipent les faits obscurs des causes » 1 .
C’est ainsi que Tancredus de Bologne (c. 1186-1236) décrit le rôle de l’avocat dans son ordo vers 1216. Cette combinaison d’éloquence orale et de connaissances techniques était la pierre angulaire de la pratique juridique – pour ceux qui plaidaient devant les tribunaux ecclésiastiques au XIIIe siècle, la procédure et l’argumentation étaient inséparables. La tactique des litiges se développe dans un cadre judiciaire précis qui profite du contexte d’institutionnalisation et de rigueur croissante de la procédure. C’est au tribunal et dans la manière d’argumenter que le droit prend vie et devient effectif. Il est difficile de traiter ces choses sur la base des seules sources normatives. Une étude abstraite ou théorique qui ne s’intéresse pas au « comment » de la justice passe à côté de l’intérêt des procédures judiciaires. La procédure n’était pas seulement un cadre qu’il fallait suivre, c’était une source de légitimité à part entière, vaste et nuancée. La connaissance de la procédure s’associait à des procédés rhétoriques pour créer les arguments les plus forts qu’un avocat pouvait présenter au tribunal – des connaissances techniques et une présentation habile étaient nécessaires pour assurer le succès de l’accusation ou de la défense. À partir d’une étude de la procédure et de la rhétorique, ce chapitre examinera la manière dont ces deux éléments se combinent, en utilisant une série de quaestiones pour voir comment ce type d’argument juridique a été utilisé dans les manuels et dans les écoles entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle.
Les arguments juridiques en théorie
Ordines
Au XIIe siècle, les tribunaux ecclésiastiques ont commencé à développer un système procédural plus utilisable, principalement en réponse à l’augmentation des appels à la Curie romaine. Le droit romain a fourni le cadre nécessaire (Morris, 1971). Cette structure pouvait ensuite être adoptée par d’autres tribunaux qui ne suivaient pas le droit romain ou le droit canonique. Il n’existe pas de description cohérente de la procédure dans le Corpus Iuris Civilis, puisqu’il contient des textes rédigés sur plusieurs siècles pour différentes juridictions. Il n’existe pas non plus de section entièrement consacrée à la procédure, car le droit procédural a été rassemblé et conservé avec le droit substantiel. Il en va de même pour le Decretum de Gratianus-Gratien qui, bien qu’il s’agisse d’un effort pour rassembler un grand nombre de textes « discordants » en quelque chose de plus cohérent, ne contient pas de sections spécifiques sur la procédure. La procédure était ainsi tellement dispersée dans le Corpus Iuris Civilis et dans les textes de droit canonique qu’elle ne pouvait être traitée de manière adéquate dans les ouvrages exégétiques habituels. Des traités ont été nécessaires pour faciliter l’accès au droit procédural (Fowler-Magerl, 1994).
Les ordines, rédigés à partir du milieu du XIIe siècle par les maîtres de droit civil et de droit canonique, décrivent explicitement la séquence des étapes à suivre lors d’un procès et les consignent par écrit. Les écrits sur la procédure romano-canonique sont également apparus sous d’autres formes. Il existe des gloses et des commentaires sur la procédure dans le Corpus Iuris Civilis, le Decretum et dans les recueils de décrets, ainsi que des brocarda. Toutefois, les ordines sont généralement considérés comme les guides de la procédure. L’accent mis sur les exceptions et les répliques indique que ces textes étaient destinés à aider à la création de ces arguments plutôt qu’à guider les fonctionnaires non formés d’un tribunal ecclésiastique (Brasington, 2016). Alors qu’un schéma de base de la procédure aurait été utile, en particulier pour rédiger des arguments en faveur d’un appel, l’explication des actions, de la formulation et de la rédaction du libelle, ainsi que les types d’exceptions qui pouvaient être soulevées contre les parties, les juges et les preuves, indiquent que ces textes étaient principalement destinés à un usage pratique, à savoir aider dans les litiges. Il semble très probable que l’accent mis par les ordines sur les exceptions ait été motivé par les besoins et les intérêts des experts juridiques dont le rôle dans les litiges était de conseiller leurs clients sur cet élément précis du procès. Pour examiner comment la procédure juridique et la rhétorique peuvent fonctionner ensemble en théorie, examinons le cas d’un des écrivains les plus éminents du début du XIIIe siècle, Tancredus. Ensuite, nous aborderons plus généralement la manière dont la rhétorique peut être intégrée dans un argument. Nous passerons de la théorie à la pratique en examinant quelques questions et en nous penchant sur les artifices que les avocats peuvent utiliser pour tenter de gagner leur cause devant le tribunal.
Le cas de Tancredus
Tancredus était un canoniste qui a étudié et enseigné à Bologne. Il a écrit un traité de procédure ou ordo vers 1216 2 . Parmi les traités de procédure les plus populaires dans l’Europe du XIIIe siècle, l’ordo de Tancredus constitue une très bonne source pour toutes sortes de sujets procéduraux. Nous nous concentrerons ici sur ce que dit Tancredus à propos de la manière de plaider une affaire au tribunal et de construire un argument. Pour commencer, voyons ce que Tancredus dit de la pratique judiciaire.
Le chapitre concis de Tancredus sur l’argumentation est très utile pour introduire cette question, car il se concentre davantage sur les aspects procéduraux et l’ordre des actions qui se déroulent dans les plaidoiries au tribunal. Les plaidoiries doivent être présentées dans l’ordre suivant :
- Avant tout, le demandeur doit proposer ce qu’il lui semble nécessaire pour fonder son propos ;
- Ensuite, le défendeur doit répondre aux arguments présentés par le demandeur en rejetant ses arguments soit par le biais des mots des témoins ou des documents soit par le biais d’autres preuves, en mobilisant en sa faveur des raisons juridiques contraires et en répondant rationnellement à celles mobilisées par le demandeur. Donc, alors que le demandeur doit s’appliquer à la fondation de sa cause, le défendeur doit la démonter ;
- Ensuite, si le défendeur veut bénéficier de l’exception, puisque dans la preuve des exceptions le défendeur prend la place du demandeur, il doit alléguer ce qui contribue à fonder et prouver cette exception (D. 22.3.9, 19) ;
- Après les arguments du défendeur, le demandeur répond en démontant ses arguments, s’il le peut. Ensuite, s’il veut répliquer contre lui, il propose ce qu’il a concernant cette réponse ;
- Le défendeur lui répond alors de la même manière, et ainsi de suite (Ordo 3.15).
Il s’agit donc essentiellement d’une liste de cinq étapes procédurales. Le plaignant dépose la plainte devant le tribunal et le défendeur y répond. Le plaignant peut présenter une réplique à la réponse du défendeur, puis le défendeur répond, et ainsi de suite. Vous voyez donc les tours et les détours ainsi que l’échange des différents points es de vue dès l’ouverture de l’affaire. C’est ce que Tancredus commence à faire dans sa description des arguments développés au cours des étapes de la procédure judiciaire.
Tancredus suggère ensuite les sujets sur lesquels on peut argumenter :
- La personne et la juridiction du juge ;
- La forme du libellus (c’est-à-dire le document écrit de recours en justice) ;
- Les dépositions des témoins ;
- La personne des témoins ;
- La validité des autres preuves, comme les présomptions et les documents (Ordo 3.15).
Ensuite, Tancredus explique comment l’avocat du plaignant doit utiliser les preuves pour créer un argument plus large. Il doit essayer de réconcilier les témoins qui ne sont pas d’accord et s’assurer que les présomptions et les documents sont également étayés par des témoins. Tout ce qu’il présente comme preuve doit être soigneusement relié de manière à ce que chaque élément soutienne l’autre. Après avoir présenté ces preuves de fait, il doit les étayer par des preuves de droit, des arguments fondés sur « les lois et les canons, les arguments et les raisons ». Ensuite, l’avocat de l’accusé doit répondre en soulignant les contradictions et les variations dans les témoignages, en faisant valoir que les témoins n’ont pas justifié leur déclaration ou répondu aux interrogatoires, qu’ils font partie du genre de personnes en qui il ne faut pas avoir confiance, qu’ils ont parlé à tort et à travers, etc. Il doit répondre de la même manière aux présomptions et aux documents, puis s’attaquer aux preuves de droit, en expliquant en quoi elles ne conviennent pas à l’affaire ou en fournissant des raisons de droit contraires (Ordo 3.15). Dans l’ordo de Tancredus, nous voyons jusqu’à présent un ensemble d’arguments très liés à la procédure. Tout est lié aux étapes procédurales de l’affaire, et tout s’inscrit dans les limites d’une journée de tribunal normale. Mais la procédure n’est pas le seul élément permettant de plaider efficacement une affaire.
Les documents dont nous disposons montrent clairement que les juristes s’attachaient à construire des arguments à la fois convaincants et solides sur le plan juridique. Tancredus suggère quelques tactiques simples qu’un avocat pourrait utiliser pour construire ses arguments. Au milieu de son discours, l’avocat déroule un propos, médiocre. Les meilleurs arguments sont proposés au début de sa prise de parole pour inciter le juge à le croire et à la fin de son propos, car les choses que l’on entend en dernier sont celles qui sont le mieux mémorisées (Dist. 2 c. 54 et Ordo 3.15). Mais il existait aussi des tactiques plus avancées qu’un avocat pouvait utiliser lorsqu’il plaidait pour son client au tribunal, et c’est là que nous trouvons les preuves d’une formation en rhétorique.
Les manuels de rhétorique
Les juristes ont certainement reçu une formation en rhétorique à un moment de leurs études. Deux des textes les plus importants pour l’enseignement de la rhétorique sont le De inventione de Cicéron et la Rhetorica ad Herennium du Pseudo-Cicéron (texte faussement attribué à Cicéron au Moyen Âge). Dès le XIIe siècle, des commentaires systématiques de ces traités sont produits en France et notamment dans les écoles cathédrales (Copeland et Sluiter, 2009). Ces textes ont largement circulé et il semble probable, sinon certain, que les juristes exerçant en Angleterre, surtout s’ils ont étudié le droit en Italie ou en France, y ont eu accès. Les avocats auraient pu trouver particulièrement utile la théorie rhétorique contenue dans les De inventione et Ad Herennium pour présenter les faits de l’affaire de manière convaincante, puisque l’éloquence judiciaire était très importante dans ces manuels. La rhétorique cicéronienne a jeté les bases sur lesquelles l’argumentation juridique médiévale a pu se développer, du moins en théorie.
Le De inventione et l’Ad Herennium ont fourni un schéma général pour l’argumentation juridique qui a été facilement transposé dans d’autres traditions juridiques. La première étape consiste à énoncer les faits à l’origine du litige (De inventione, livre I, VIII ; Ad Herennium, livre I, IX). Ensuite, il est nécessaire de discuter de la définition juridique des événements, notamment des normes ou des règles applicables (De inventione, livre I, IX ; Ad Herennium, livre I XI). Viennent ensuite les questions de justification et d’excuse (De inventione, livre I, VIII ; Ad Herennium, livre I, XIV). Enfin, il y a les questions de procédure (De inventione, livre I, VIII ; Ad Herennium, livre I, XII). Ces arguments sont classés du plus au moins convaincant (de la négation pure et simple aux aspects les plus techniques) (Hohmann, 2006).
Les manuels de rhétorique peuvent également avoir été utiles pour l’administration de la preuve. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un traité romano-canonique, nous savons que, vers 1282/1283, le jurisconsulte français Philippe de Beaumanoir (1252/1254-1296) connaissait certainement suffisamment bien son droit romain pour utiliser la présomption de l’épée ensanglantée et la fuite d’une scène de crime comme des motifs de preuve courants dans les œuvres classiques. Il ne serait pas déraisonnable de supposer une influence similaire, voire plus, dans le cas de la tradition romano-canonique (Ward, 2019). Nous avons également des exemples tels que Jean de Salisbury (v. 1115-1181), qui a fait l’éloge de l’éloquence des avocats en affirmant : « car ce ne sont pas seulement ceux qui, équipés de casques et de cuirasses, brandissent des épées ou toute autre arme contre les ennemis, qui combattent pour la chose publique, mais aussi les avocats des causes qui, confiants dans le soutien de leur voix glorieuse, redressent ce qui est tombé et réparent ce qui est affaibli » 3 , et en présentant d’autres commentaires similaires. Au XIIIe siècle, Guillaume Durand (1236-1296) et Guillelmus de Drogheda (c. 1200-1245) ont tous deux consacré des sections de leurs ouvrages au langage approprié que les avocats doivent utiliser lorsqu’ils louent le pouvoir discrétionnaire du juge. Les procureurs doivent adopter un ton déférent ou «même flatteur » (Brundage, 2016). Guillaume Durand a également mis en garde contre cette éloquence fleurie, affirmant que « certains aussi, naviguant de façon sûre parmi les tempêtes de l’éloquence, risquent de faire naufrage au port. Car, vigoureusement lancés dès le début de leur discours, ils s’épuisent imprudemment avant d’atteindre la destination » 4 . Nous voyons donc qu’il y a des avantages et des inconvénients à utiliser une rhétorique excessive. En s’adressant de la sorte aux avocats, Durand leur conseille de bien parler, de s’exprimer clairement et de construire leur argumentation selon les principes rhétoriques de base. Cela dit, s’ils en font trop, si leur langage est trop fleuri, le juge risque de ne pas les écouter ou de penser qu’ils sont superflus. Il y a un équilibre à trouver pour les avocats entre les faits de l’affaire et un langage trop fleuri.
Cela dit, il faut se garder de trop présumer des liens entre la rhétorique cicéronienne et la pratique juridique et de l’effet que cela pourrait avoir sur la présentation effective d’une affaire au tribunal (Ward, 2019). Bien qu’il soit tentant d’établir des liens entre la formation à la rhétorique cicéronienne et la pratique juridique, il est probable qu’un avocat du XIIIe siècle n’utilisait que très peu les leçons de l’Ad Herennium et du De inventione, car, à cette époque, les tribunaux ne nécessitaient plus d’art oratoire soutenu. Les questions étaient avant tout d’ordre juridique et il était plus important de convoquer les autorités juridiques, cette pratique correspondant davantage à Gratien qu’à Cicéron.
Bien que le lien entre le droit et la rhétorique ait été étroit au XIIe siècle, il semble s’être quelque peu estompé au début du XIIIe siècle, la préférence étant accordée à l’autorité juridique plutôt qu’au style rhétorique dans la pratique des salles d’audience. Il convient de mentionner deux sources qui soulignent toutes deux l’importance de l’argument d’autorité (Licence et Lockyer, 2014) : la description faite par Thomas de Marlborough (m. 1236) du dédain d’Innocent III envers l’éloquence exacerbée de l’adversaire de Thomas (bien que ce récit soit loin d’être objectif) (Sayers et Watkiss, 2003) et le commentaire des Miracles de saint Edmond. Cette évolution s’explique par le fait que l’accent était mis de plus en plus sur les arguments écrits plutôt qu’oraux, et que l’on accordait plus d’attention à la finesse juridique qu’à l’éloquence personnelle (Hohmann, 2006). C’est ainsi qu’est née une tradition rhétorique juridique davantage axée sur la logique et la dialectique que sur tout autre aspect. Le fait de juger peut également avoir eu une certaine influence sur ce changement, car, pour prendre leur décision, les juges étaient censés s’appuyer sur des preuves, et non sur la présentation persuasive d’un cas. Ainsi, un nombre important d’arguments visent à établir l’acceptabilité juridique des preuves (Fraher, 1989). Pour le bon avocat, le fondement juridique d’une affaire était donc la partie la plus importante d’un argument. En outre, la nécessité de présenter les arguments par écrit aurait limité la manière selon laquelle un avocat pouvait compter sur l’art oratoire pour gagner sa cause. Ainsi, au moins pour le cas des tribunaux ecclésiastiques, où l’avocat s’efforçait de convaincre un juge unique plutôt que des jurés non-professionnels, sa maîtrise technique du droit lui était plus utile que son éloquence.
Les arguments juridiques en pratique
Deux quaestiones tirées des Quaestiones Londinenses
Pour illustrer ces idées dans la pratique du droit, nous allons examiner deux quaestiones et les interrogations qu’elles soulèvent. Les quaestiones constituaient des formes écrites des débats tenus dans les écoles de droit, fondées sur l’opposition d’arguments, pour ou contre, concernant des cas d’interprétation problématique.
Les deux quaestiones que nous examinerons ici proviennent d’une collection qui circulait dans les écoles d’Oxford au tourment des XIIe et du XIIIe siècles, dans le cadre d’un volume de Quaestiones Londinenses dépourvu de titre (Londres, British Museum, ms. Royal 9 E VII, fol. 191-198). Plusieurs maîtres ou juristes ont été identifiés grâce aux annotations dans les marges, à savoir Iohannes de Chent (Kent), Iohannes de Tynmouth, Simon de Sywell, Nicholas de Aquila et Simon de Derby (Brundage, 1963). Les trois premiers que nous connaissons faisaient partie d’un cercle d’intellectuels d’Oxford. Ils ont été associés pendant un certain temps à Hubert Walter, archevêque de Canterbury (1193-1205), chief justiciar et chancelier d’Angleterre, l’homme qui a négocié la trêve entre le roi Richard d’Angleterre et Saladin et qui aurait dirigé le pays pendant que Richard était parti en croisade.
Ces deux quaestiones sont attribuées à Maître Nicholas de Aquila (fl. c. 1190-1217), membre éminent des canonistes d’Oxford qui figurent dans les Quaestiones Londinenses. Sept des quaestiones de la collection lui sont attribuées, soit près de deux fois plus que les autres maîtres. On sait peu de choses sur la carrière de Nicholas, si ce n’est qu’il a peut-être été maître de l’école d’Avranches en Normandie en 1198, et qu’il était doyen de Chichester avant février 1201. Nommé évêque en 1209, il ne fut jamais consacré et son élection fut annulée vers 1214. Il est nommé doyen d’Avranches en 1211 et meurt après le 26 mai 1220 5 . Ce cas est représentatif de la plupart des canonistes que nous connaissons : nous ne savons pas grand-chose d’eux, si ce n’est que leur travail a été très important pour le développement du droit. Les deux questions portent sur des événements survenus lors de la croisade du roi d’Angleterre, Richard Cœur de Lion (1189-1199) et éclairent le statut juridique des croisés à la fin du XIIe siècle. Elles constituent en outre de très bons exemples de la manière dont on peut structurer une argumentation et utiliser les sources juridiques.
Quaestio A
Le cas de la première quaestio rappelle un événement que l’on retrouve dans la Chronique de Roger de Hoveden (Stubbs, 1868-1871) et dans les Gesta regis Henrici secundi (Stubbs, 1867).
Le roi Richard s’est vu garantir la protection de ses terres pendant qu’il était en croisade en Terre sainte. Pendant son absence, deux légats du pape, le cardinal Octave, évêque d’Ostie (1182-1206) et Jordan de Fossanova, cardinal-prêtre de Sainte-Pudentienne (1188-1206) sont envoyés en France dans le but de régler un conflit entre Guillaume de Longchamp, évêque d’Ely (1190-1197) et Gautier de Coutances, archevêque de Rouen (1184-1207). À cette occasion, ils tentent de pénétrer dans le duché de Normandie de Richard (rappelons que ces événements se produisent avant que les terres angevines en France ne soient perdues pour la couronne anglaise). Le sénéchal du duché, Guillaume, refuse d’admettre les légats à Gisors, arguant que leur entrée en Normandie violerait les droits de Richard puisqu’il était parti en croisade. En réponse, le cardinal Octave excommunie le sénéchal et place la Normandie sous interdit pontifical (un interdit proscrit tous les services religieux dans une région – pas d’enterrement, pas de baptême, pas de messe). Le cardinal Jordan, quant à lui, refuse d’y prendre part, comme le disent les chroniques, car « il aimait véritablement le roi d’Angleterre et ne voulait pas donner son avis sur la Normandie ni causer le moindre ennui ; ce qui mit en colère le roi de France qui le chassa de son royaume » 6 . À la suite de cela, le cardinal Octave et Hugues du Puiset, évêque de Durham (1153-1195), qui représentaient la reine Aliénor et les justiciers anglais, tentèrent de résoudre le différend. Leurs efforts de réconciliation sont entravés par Guillaume le sénéchal, qui persiste dans son refus de laisser les légats entrer en Normandie. Guillaume resta donc excommunié et la Normandie demeura sous le coup d’un interdit jusqu’à ce que le pape intervienne en levant la sentence et en interdisant aux légats d’entrer dans le duché (Brundage, 1963). Le problème qui se pose dans la quaestio est de savoir si l’interdit imposé par le légat était valide.
L’argument selon lequel l’interdit est effectivement valide repose sur quatre motifs.
- Le duché normand était sous la juridiction du légat, qui couvrait toute la France (Gallia). Cela est étayé par deux points : 1) les décrétales, comme celle accordant la juridiction au légat, ont force de loi (D. 19 c. 1) et 2) les choses matérielles devraient être détenues en commun – ce n’est que par le péché de l’homme que les divisions en « mien » et en « tien » existent (C. 12 q. 1 c. 2). L’argument soutient, de façon un peu alambiquée et sans emporter la conviction, que la Normandie ne peut être séparée de la juridiction couvrant toute la France. Le sénéchal ne peut en aucun agir en ce sens.
- Le fait que le sénéchal refuse l’entrée au légat porterait atteinte au ius gentium. La citation-clé ici provient du Décret sur « Quelle est la loi des nations » (D. 1 c. 9). Il est dit que « La loi des nations concerne l’occupation, la construction et la fortification des lieux ; également, les guerres, les emprisonnements, les servitudes, la restitution de leurs droits aux prisonniers de guerre revenant, les traités de paix, les trêves, la sacralité de l’immunité des légats […]. On l’appelle la loi des nations car presque toutes les nations l’utilisent ». Le sénéchal n’avait aucun droit de refuser l’entrée au légat. Pour cette raison, il aurait été frappé d’une sentence d’excommunication latae sententiae – une excommunication automatique en raison de sa contumace (D. 94 c. 2). Quiconque empêchait un légat par la force était ipso facto excommunié, ce qui équivalait à une peine pour agression physique sur la personne du légat (D. 50.7.17).
- La protection pontificale accordée à Richard visait à protéger les terres du roi contre les préjudices, non à les protéger contre l’exercice de l’autorité papale (C. 8 q. 1 c. 18).
- Pour que l’action du sénéchal soit défendable, il aurait dû avoir en sa possession un privilège qui lui permette d’interdire au légat d’entrer, mais il n’a montré aucun privilège de la sorte, donc il aurait dû admettre le légat (C. 2 q. 6 c. 30).
Le contre-argument se décompose alors en trois lignes de défense.
- Le légat ne disposait pas de l’autorité nécessaire pour excommunier le sénéchal ou placer la Normandie sous interdit. Pour ce faire, un mandat spécial était requis, ce que le légat n’avait pas.
- Le légat ne disposait pas du pouvoir d’imposer un interdit sur les terres de Richard à moins que le roi lui-même ne soit en faute. Les actes du sénéchal ne constituaient pas une raison suffisante pour placer l’ensemble des terres du roi sous interdit car c’était le sénéchal qui était en faute, pas le roi. On retrouve ici une citation du Décret (C. 16 q. 7 c. 38), qui explique qu’un prêtre ne doit pas être destitué de ses fonctions à moins d’avoir commis une faute grave – et il est suggéré en outre qu’aucune faute n’est suffisamment grave pour le justifier, bien qu’il y ait des arguments contraires. Ici, Nicholas argumente par analogie que Richard ne devrait pas non plus être puni parce que le sénéchal, et non le souverain lui-même, a commis l’infraction.
- Le sénéchal agissait en tant que mandataire ou avocat de Richard, et un mandataire n’a pas le droit d’aggraver la position de son mandant – c’est un argument standard en droit romain, selon lequel on présume que le mandant n’aurait pas consenti à ce que le mandataire aggrave sa position. Même si le sénéchal a agi de manière incorrecte, cela ne devrait pas être imputé à Richard, car le roi l’a simplement nommé et ne pouvait pas prévoir les événements futurs. Ici, Nicholas cite un passage du Digeste (D 9.2.31), qui affirme que si quelqu’un taille des arbres sur un terrain privé où il n’y a pas de route, et qu’une branche tombante tue un passant en chutant, le tailleur d’arbres ne peut être accusé de négligence, car il n’aurait raisonnablement pas pu prévoir que quelqu’un pourrait passer sous cet arbre. Ainsi, Richard ne pouvait pas anticiper que le légat apparaîtrait ou que son sénéchal agirait de cette manière, donc ce n’est pas sa faute. C’est le sénéchal, et non Richard, qui devrait être puni. Placer les terres de Richard sous interdit n’est pas une manière appropriée de le faire.
Cette quaestio soulève deux problèmes importants.
Tout d’abord, quelle est l’étendue des privilèges accordés aux croisés en ce qui concerne leurs biens ? Il y a une applicabilité générale ici, car cette question concerne non seulement les rois mais aussi quiconque partant en croisade. La quaestio établit que Nicholas de Aquila et le pape Célestin III (1191-1198) reconnaissaient le droit d’un croisé d’interdire même à un légat pontifical l’accès à ses terres pendant son absence pour la guerre sainte. Cela étant dit, il s’agit probablement de l’interprétation la plus généreuse de ce privilège du droit d’immunité d’un croisé vis-à-vis des ingérences dans ses domaines, ce qui aurait probablement suscité des débats animés dans les écoles où la quaestio était discutée.
Deuxièmement, quelqu’un est-il responsable des actions de son représentant, quelles que soient ces actions ? Cette question est pertinente non seulement pour les croisés, mais pour toute personne ayant nommé un représentant légal. Si vous avez désigné quelqu’un pour agir en votre nom, et qu’il fait quelque chose que vous n’aviez pas l’intention de faire, et que cela a détérioré votre position, cela est-il vraiment conforme à l’objectif pour lequel vous l’avez nommé ? Cela s’applique à des poursuites de toutes sortes et constitue une préoccupation très présente à l’esprit des parties prenantes de cette période, car l’utilisation de la représentation légale en procès est en augmentation. Nous avons ici un exemple spécifique, mais qui peut être extrapolé à d’autres situations générales. Nous reviendrons sur cette idée dans ce qui suit, mais examinons d’abord la prochaine quaestio.
Quaestio B
La deuxième quaestio traite d’une situation qui découle de la capture et de l’emprisonnement de Philippe, évêque de Beauvais (1175-1217) par les hommes de Richard Ier le 19 mai 1196. La quaestio stipule que, alors qu’il revenait de sa croisade, Richard a été capturé par l’empereur et emprisonné dans les geôles de l’évêque de Beauvais qui en a profité pour attaquer les terres du souverain au cours de sa captivité. Après sa libération, Richard se venge en attaquant les terres de l’évêque qui lui oppose alors une forte résistance. Les sources historiques telles que le Flores historiarum de Roger de Wendover (Hewlett, 1886-1889), l’Historia Anglorum, la Chronica majora de Matthieu Paris (Madden, 1866-1869 ; Luard, 1872-1883) et le Memoriale de Walter de Coventry (Stubbs, 1872-1873) s’accordent à dire que la bataille entre Richard et Philippe de Dreux fut sanglante et coûta à chaque camp la majorité de ses forces d’infanterie. Richard sortit victorieux et emprisonna l’évêque. En tant que prélat, Philippe de Dreux fit appel à la juridiction du pape pour sa libération. Selon Matthieu Paris, le pape écrivit alors à Richard pour demander la libération de l’évêque, qu’il appelait son frère et son fils bien-aimé. Le roi prit alors la cotte de maille de l’évêque (lorica), l’envoya au pape, en demandant : « Est-ce la tunique de votre fils, oui ou non ? » Le pape répondit que Philippe de Dreux ne devait pas être considéré comme un fils de l’Église mais plutôt comme un soldat. Il doit être soumis à la volonté du roi « parce que c’est Mars plutôt que le Christ qui juge les soldats » (Chronica majora, II, 422 ; Brundage, 1963). Le problème traité dans la quaestio est de savoir si l’appel de l’évêque était justifiable.
Trois points sont soulevés en faveur de l’évêque.
- L’évêque agissait en cas de légitime défense et le fait qu’il se batte ne doit pas lui être imputé. Il est fait référence à une causa dans le Décret (C. 23 q. 1), qui traite de la question de savoir s’il est péché de faire la guerre. Gratien conclut que ce n’est pas le cas.
- De plus, l’évêque a le droit de se battre parce qu’il défend ses terres et les possessions de l’Église. Il cite une autre section de la même causa dans le Décret (C. 23 q. 3 c. 2), qui explique que, parfois, la recherche de la paix nécessite la guerre. L’évêque assurait deux charges : l’une spirituelle en tant qu’évêque, l’autre temporelle en tant que seigneur ; et lorsqu’il a pris la défense de ses terres, il agissait légitimement en tant que seigneur. Cette activité n’entrait pas en conflit avec sa charge épiscopale (D. 29.1.3). La quaestio fait également référence à un exemple très spécifique (que l’on peut trouver dans le Liber extra à X 5.7.6), où une action militaire était autorisée contre les Brabançons, des ennemis de l’Église qui avaient mené des attaques soutenues contre ses membres et ses terres. Leur condamnation au concile de Latran III en 1179 serait restée ancrée dans les mémoires, y compris les plus récentes. Ceux qui combattaient contre les Brabançons bénéficient de privilèges similaires à ceux accordés aux croisés. Nous reviendrons sur ce point plus tard, mais l’argument clé veut que l’évêque était en droit de défendre les biens de l’Église contre les agresseurs.
- Enfin, il était déshonorant de détenir l’évêque prisonnier. Cela revenait à une offense, car, s’il était proscrit de s’approprier des biens d’Église (C. 14 q. 6 c. 2 ; D. 1 c. 38 ; C 1.2.21), il était d’autant plus interdit de détenir en captivité un évêque, plus précieux que ces biens (C. 1 q. 12 c. 24 ; C 5.20.1 ; C 1.2.21 ; C. 16 q. 1 c. 68). Mais l’évêque était-il en droit de défendre ses terres ? Devait-il prendre les armes lui-même ?
En réponse à cette défense, Nicholas avance quatre points :
- Tout d’abord, il insiste sur le fait que Richard est parti en croisade. Quiconque combat les Sarrasins bénéficie de la protection pontificale (citant ici le même chapitre du concile du Latran III, X 5.7.6), et si ses biens sont saisis pendant la croisade, il a le droit de les récupérer. Dans ce cas, le droit de récupération est étendu assez loin et semble impliquer le droit de saisir les terres de son adversaire, justifiant ainsi l’attaque contre l’évêque. Si la guerre est juste, alors la propriété prise en temps de guerre appartient légitimement au vainqueur.
- Ensuite, Nicholas soutient que l’évêque devrait obéir à la maxime des Évangiles qui enseigne de tendre l’autre joue : l’évêque ne devrait pas combattre lorsqu’il est attaqué, même en cas de légitime défense. Il se réfère alors au même passage dans le Décret (C. 28 q. 8 c. 1, 2) qui se termine par la conclusion que faire la guerre n’est pas un péché, mais commence par l’argument contraire.
- Plus pratiquement, Nicholas argumente que, puisque l’évêque a choisi de se battre, il devrait accepter les conséquences de ses actions : s’il est capturé, il doit accepter le droit de son adversaire de le mettre en prison, car il l’a provoqué lui-même (D. 54 c. 11 ; C. 7 q. 1 c. 28).
- Nicholas va encore plus loin et soutient que l’évêque devrait être démis de sa charge ecclésiastique, car il a renoncé à ses privilèges cléricaux en prenant les armes séculières et a causé et assisté à la perpétration de meurtres. Il y a plusieurs citations à diverses normes canoniques ici (D. 50 c. 8 ; C. 17 q. 4 c. 21 ; C. 21 q. 4 c. 4) mais le point clé est trouvé dans le Digeste (D 47.10.15.15). Il suggère que si l’évêque s’habille, apparaît et agit comme un seigneur laïque, il aurait dû s’attendre à être traité comme tel. Le passage est un peu problématique pour le lecteur contemporain, car il dit que si un homme « parle » à une jeune femme vêtue comme une esclave, il est passible d’une infraction, mais si elle est habillée comme une prostituée, il n’y a pas une telle responsabilité. En termes modernes, Nicholas dit que l’évêque n’a que ce qu’il mérite. Pour ces raisons, l’appel n’était pas justifiable.
Dans cette quaestio, il est notable de remarquer que les arguments en faveur du droit de l’évêque de se défendre ainsi que de ses terres, et du droit de Richard à faire la même chose, reposent sur les mêmes références juridiques. Chaque argument implique bien sûr de nombreuses autres citations, mais deux d’entre elles sont cruciales : la causa du concile du Latran III sur les ennemis des biens de l’Église et la protection des croisés, et la causa du Décret sur la question de savoir si la guerre est un péché. Ce type d’argumentation s’inscrit pleinement dans la tradition des débats scolastiques sic et non, pour ceux familiers avec l’œuvre de Pierre Abélard. On vous présente des arguments pour et contre, et la tâche consiste à déterminer quelles sources, et parfois quelles interprétations, sont les plus appropriées. Ce sont les compétences de la profession juridique émergente et des maîtres des écoles.
Alors, la causa du concile du Latran III soutient-elle mieux l’évêque ou Richard ? L’évêque est-il autorisé à défendre ses terres, envisagées comme terres d’Église, contre une attaque ? Dans une certaine mesure, il en a le droit. Richard n’est cependant guère un hérétique désireux de détruire les biens d’Église et il est dit que l’évêque agit en tant que seigneur laïc, c’est-à-dire dans ses propres intérêts, ce qui affaiblit quelque peu sa noble défense. Richard a-t-il le droit, en tant que croisé, de récupérer ses biens saisis pendant sa captivité ? Il semble que oui. Mais a-t-il également le droit de riposter contre l’évêque ? Cela semble moins probable.
Ces questions étaient bien débattues dans les écoles. Le passage dans le Décret pose des questions similaires, en partie générées par le format du texte. Vu le caractère particulier de la collection de Gratien, les textes contradictoires sont essentiels pour dégager la rationalité juridique du système de droit au Moyen Âge. Ainsi, alors que la causa sur la guerre en tant que péché commence en affirmant qu’il en est effectivement ainsi, Gratien conclut finalement que ce n’est pas le cas. C’est une quaestio en soi, et le cas de l’évêque et des actions de Richard offrent ainsi des opportunités non seulement pour déployer des arguments pour et contre en surface, mais aussi mobiliser des textes fondamentaux du droit canonique.
Nicholas dépasse significativement ses contemporains dans son interprétation étendue des privilèges accordés aux croisés. Cela est particulièrement évident dans son examen de l’interdit normand et dans son affirmation catégorique du droit de Richard de contrecarrer les actions de l’évêque de Beauvais. Nicholas repousse les limites de ces concepts, affirmant qu’un croisé devrait posséder un droit absolu d’être à l’abri de toute forme d’interférence pendant la croisade, une position que de nombreux canonistes n’auraient pas soutenue. En abordant l’emprisonnement de l’évêque de Beauvais, Nicholas adopte une autre position extrême en affirmant avec force qu’un évêque doit s’abstenir de participer au combat, même en cas de légitime défense (Brundage, 1963). Ses interprétations remettent en question les normes établies, reflétant une perspective nuancée et étendue sur les droits et privilèges accordés aux croisés.
Ces quaestiones sont destinées à être controversées et à susciter le débat. Il y a deux points qu’il faut souligner en examinant ces textes : le premier est que nous traitons d’événements réels ; il ne s’agit pas simplement de raisonnements abstraits et les personnes discutant de ces événements étaient très proches de l’action. Le deuxième point est que ces événements réels sont ensuite traduits dans le milieu des écoles pour être discutés, suggérant qu’ils impliquent plus qu’une simple solution à un problème : ils représentaient des moyens de travailler sur la façon dont le droit pensait dans ces cas et, par analogie, dans des cas similaires.
Conclusion
Lorsque nous recherchons des preuves sur le fonctionnement de l’argumentation juridique et sur la formation et la pratique des avocats devant les tribunaux, nous sommes confrontés à un ensemble de sources diverses. Je parle principalement de la situation anglaise et normande ici, mais nous disposons de bien d’autres sources lorsque nous élargissons notre regard à l’Italie, la France, l’Espagne et les autres pays européens. Pour l’espace anglo-normand, nous disposons d’une collection disparate qui court de la fin du XIIe au début du XIIIe siècle. Quelques traités sur la procédure et la rhétorique circulent notamment. Certains ont été écrits en Angleterre et dans le Nord de la France ; d’autres, comme l’œuvre de Tancredus, venaient d’ailleurs. Sont également conservés des quaestiones, des brocarda et des distinctiones – des textes produits et utilisés dans les écoles. Enfin, nous disposons de dossiers relatant des affaires judiciaires précises. On peut se demander pourquoi les avoir laissés de côté au cours de cette présentation. La raison tient dans le fait que ces dossiers anglais, même jusqu’à la fin du XIIIe siècle, enregistrent très peu de ce qui a été dit devant le tribunal. Les documents soumis au juge et à l’autre partie ne suggèrent que des éléments mineurs de rhétorique et parfois des citations de la loi écrite. Nous ne disposons pas de ces quelques références avant la fin du XIIIe siècle. Il existe plusieurs raisons possibles à cela. La première tient dans le fait que le tribunal n’enregistrait que ce qu’il considérait comme le plus important. Cela concernait généralement des preuves basées principalement sur des faits et secondairement sur le droit (souvent sous forme de ce que John Hudson a appelé « des faits légalement chargés ») (Hudson, 2000). L’autre raison est que nous n’avons aucun enregistrement formel de ce qui a été dit devant le tribunal à cette époque. Enfin, la conservation des archives reste très inégale – les rares ensembles d’arguments qui nous sont parvenus semblent être un hapax. Cela dit, nous pouvons suggérer quelques conclusions. La première est que les avocats exerçant devant les tribunaux à cette époque étaient formés à bien plaider un cas, avec des références à la loi écrite déployées selon une structure rhétorique solide. La seconde tient dans le fait que leur plaidoirie se déroulait généralement de manière orale – non sous forme écrite – et les points clés étaient ensuite adaptés à un système d’enregistrement judiciaire de plus en plus structuré. Ce ne sont peut-être pas les conclusions les plus passionnantes, mais elles nous donnent un aperçu de l’éducation, de l’écriture et de la pratique juridiques.
POUR FAIRE LE POINT
- Donnez une liste des sources examinées dans ce chapitre, telles que l’ordo de Tancredus et les quaestiones.
- Comment un avocat anglo-normand pouvait-il structurer ses arguments devant un tribunal ? Quelles sources pouvait-il utiliser ?
- Comment la formation juridique était-elle dispensée dans les écoles ? Quels types d’exercices les étudiants effectuaient-ils ?
- Pensez-vous qu’il était plus important pour un avocat médiéval d’être un bon rhéteur ou de connaître la procédure judiciaire sur le bout des doigts ?
- Ces pratiques médiévales du droit semblent-elles différentes de la pratique juridique moderne ? Si oui, comment ?
Note 1
« Tunc surgere debent patroni causarum, qui gloriosae vocis munimine lassa erigunt, fatigata reparant et causarum ambigua facta dirimunt ». Tancredi, Ordo 3.15, voir première colonne, douzième ligne.
Note 2
Voir le Guide bio-bibliographique des juristes médiévaux et du début de l’ère moderne de la Fondation Ames : https://amesfoundation.law.harvard.edu/BioBibCanonists/Report_Biobib2.php?record_id=a340.
Note 3
« Neque enim rei publicae militant soli illi qui galeis toracibusque muniti in hostes exercent gladios aut tela quaelibet, sed et patroni causarum qui gloriosae vocis confisi munimine lapsa erigunt, fatigata reparant », Policratique, Livre VI, 1.
Note 4
« Nonnulli quoque tuti inter procellas eloquentiae navigantes periclitantur in portu. Robuste enim inter initia eloqui decurrentes, priusquam ad conclusionis metam pervaniant, deficiunt imprudenter ». Speculum iudiciale, 1.4.
Note 5
Voir le Guide bio-bibliographique des juristes médiévaux et du début de l’ère moderne de la Fondation Ames : https://amesfoundation.law.harvard.edu/BioBibCanonists/Report_Biobib2.php?record_id=a340.
Note 6
« Jordanus vero de Fossa Nova dilexit regem Angliae, et noluit sententiam dare in Normanniam nec quicquam molestiae inferre: unde rex Franciae iratus fugavit eum a regno suo ». Gesta regis Henrici, II, 247.
Bibliographie :
Bruce Brasington, 2016 Order in the Court : Medieval Procedural Treatises in Translation, Leyde, Brill.
James A. Brundage, 1963 « The Crusade of Richard I : Two Canonical Quaestiones », Speculum, 38-3, p. 443–52, en ligne.
Rita Copeland et Ineke Sluiter (éd.), 2009 Medieval Grammar and Rhetoric : Language Arts and Literary Theory, AD 300–1475, Oxford, Oxford University Press.
Linda Fowler-Magerl (éd.), 1994 « "Ordines Iudiciarii and Libelli de Ordine Iudiciorum". From the middle of the twelfth to the end of the fifteenth century », Turnhout, Brepols.
Richard M. Fraher, 1989 « Conviction According to Conscience : The Medieval Jurists Debate Concerning Judicial Discretion and the Law of Proof », Law and History Review, 7-1, p. 23-88.
Hanns Hohmann, 2006 « Ciceronian Rhetoric and the Law », Virginia Cox et John O. Ward (éd.), The Rhetoric of Cicero in Its Medieval and Early Renaissance Commentary Tradition, vol. 2, Leyde, Brill, p. 193-207.
John G. H. Hudson, 2000 « Court Cases and Legal Arguments in England, c. 1066-1166 », Transactions of the Royal Historical Society, 6-10, p. 91-115.
Colin Morris, 1971 « From Synod to Consistory : The Bishops Courts in England, 1150-1250 », The Journal of Ecclesiastical History, 22-2, p. 115-23.
John O. Ward, 2019 Classical Rhetoric in the Middle Ages : The Medieval Rhetors and Their Art 400–1300, with Manuscript Survey to 1500 CE, Leyde, Brill.