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Typologie des sources juridiques du Moyen Âge

Trois types de sources juridiques

Malgré les apparences, toute taxonomie n’est pas quelque chose d’objectif, qu’il suffirait d’observer et de rapporter tel quel, mais le résultat de choix personnels, de préférences subjectives, qui amènent à classer les choses dans l’ordre que l’on pense qu’elles devraient être. Il en va de même pour le droit. L’identification des différents types de sources juridiques est elle-même une opération subjective : il existe de nombreux critères et de nombreuses solutions différentes peuvent être proposées. La perspective historique complique encore le tableau des possibilités. Souhaitant donc offrir un schéma large capable de contenir l’immense variété de l’univers juridique médiéval, nous avons choisi de diviser les sources juridiques en trois macro-secteurs : les sources normatives, les sources doctrinales et les sources de la pratique.

  1. Le premier, concernant les sources normatives, est celui qui recueille les textes contenant des règles juridiques légitimement promulguées par un pouvoir législatif reconnu. Ces textes sont donc l’expression tangible du pouvoir politique, même lorsqu’ils se présentent comme des règles coutumières.
  2. Le deuxième domaine regroupe les sources doctrinales. Il concerne l’analyse de la règle et de la réflexion sur la règle. Ces questionnements, fruits de la pensée des juristes, sont souvent nécessaires pour comprendre la portée et l’application des règles.
  3. Le troisième domaine, celui des sources de la pratique, comprend la documentation résultant de l’application concrète des règles et systèmes juridiques.

Il serait peut-être tentant d’imaginer ces trois domaines dans un ordre chronologique décroissant – la règle est créée, puis analysée et enfin appliquée. Cependant, cela est plus valable dans l’abstraction élégante du théoricien du droit que dans la réalité désordonnée dans laquelle l’historien du droit doit se mouvoir. Très souvent, une règle est rééditée après sa première application, puis après vérification par la pratique, et/ou après une longue analyse de son interaction avec d’autres règles à la suite d’un débat jurisprudentiel. La combinaison de ces trois domaines est très complexe, et il est donc préférable d’éviter de tomber dans toute démarche réductionniste. Considérons plutôt ces trois domaines comme idéalement distincts, mais communiquant intimement les uns avec les autres.

Chacune des trois catégories sera prise en compte au cours de ces pages, mais pas de manière égale : le traitement du premier occupera en effet une grande partie du chapitre. Cela n’a rien à voir avec leur importance, mais avec la complexité objective du sujet à introduire : pour étudier les sources juridiques médiévales, chacun comprendra qu’il est préférable d’aller aux archives. Mais la raison pour laquelle l’étude du droit médiéval en Europe dépend autant d’une collection réalisée à Constantinople au VIe siècle n’est pas du tout aussi intuitive.

Sources normatives : temps et espace

Le champ d’application des sources réglementaires est si vaste qu’il nécessite, également pour des raisons d’exposition, au moins une subdivision supplémentaire, basée sur les coordonnées les plus générales du temps et de l’espace.

Commençons par le temps. Une différence majeure entre le monde contemporain et le monde médiéval tient dans la relation avec le passé. La pensée occidentale des derniers siècles (à commencer par la révolution industrielle en histoire économique et l’époque des Lumières en matière d’histoire des idées) a souvent regardé l’avenir avec optimisme et le passé non pas comme un modèle à imiter mais comme une limite à dépasser. En cela, le monde médiéval est profondément différent : le passé a beaucoup plus d’éclat, de prestige et d’autorité que le présent. Le bon sens médiéval voulait que le passage du temps avait conduit à une décadence. Le modèle inatteignable vers lequel on continuait à regarder était l’Empire romain : une entité politique unique, que l’on imagine naturellement (dans la mesure du possible) chrétienne, au sein de laquelle le projet salvateur de Dieu avait déjà été réalisé. Après l’Incarnation, le temps pendant lequel le monde continuerait à exister n’était après tout que l’attente du Jugement dernier.

L’appréciation du deuxième axe, l’espace, est peut-être plus intuitive. Mais même ici, il faut garder à l’esprit le critère (typiquement médiéval) de l’universalité. À y regarder de plus près, elle sous-entend la négation même de nos coordonnées spatio-temporelles. Ainsi, alors que de nombreuses sources normatives ne s’appliquent qu’à l’intérieur de frontières géopolitiques discrètes (qu’il s’agisse de royaumes ou de villes), d’autres, universelles, peuvent se prévaloir des mêmes prétentions supra-spatiales que celles que nous avons vues en référence aux prétentions supra-temporelles de l’Empire romain. Nous parlons ici des sources normatives produites par l’Église. Les sources de droit liées à l’Église chrétienne jouissent de la même universalité que celles liées à l’Empire romain. Avec une différence majeure : alors que les fastes de l’Empire romain appartiennent au passé antique, c’est au Moyen Âge que le pouvoir de l’Église atteint son apogée. Peu d’empereurs médiévaux ont tenté de légiférer à la manière de véritables Césars : le droit romain était certes universel, mais il constituait l’héritage d’un passé lointain. Le droit de l’Église, au contraire, était en constante évolution et son application ne connaissait pas de frontières. Ici aussi, il faut s’efforcer de considérer le Moyen Âge comme « médiéval » : le fait que, historiquement, l’Empire romain n’ait pas atteint la Chine n’était qu’un détail de fait qui ne remettait pas en cause ses prétentions universelles ; de même, le fait que l’autre rive de la Méditerranée n’était pas chrétienne était considéré comme un simple accident de parcours, une distorsion qui devait tôt ou tard être corrigée, mais qui n’enlève rien au fait que le droit ecclésiastique aurait dû s’y appliquer également.

En résumé, tant le droit de l’Empire romain que celui de l’Église étaient des droits œcuméniques et universels. En tant que tels, ils auraient dû être reconnus et appliqués in mundo, c’est-à-dire, en principe, en tout lieu et à tout individu. La différence substantielle était que le premier était essentiellement immuable parce qu’il provenait du passé, tandis que le second était un droit nouveau, vivant et évoluant rapidement.

Contrairement aux droits universels de l’Empire et de l’Église, toutes les autres sources normatives médiévales sont donc des sources en vigueur à un moment précis et dans des espaces géographiques spécifiques. Ainsi définies, ces sources normatives ne posent pas de problèmes particuliers : à part le fait, évidemment, qu’elles soient si nombreuses que nous ne pouvons les aborder que brièvement, c’est-à-dire en ne donnant que quelques exemples, choisis sur la base de la typologie des différentes communautés politiques : villes et royaumes. Entre elles, la différence la plus forte n’est pas tant l’extension géographique que la concentration du pouvoir : celui-ci tend à être plus partagé à l’échelle des villes, et plus concentré au niveau des royaumes. Nous verrons comment cette différence politique est explicitée dans la sphère juridique.

Les sources normatives universelles du passé : le droit romain

Le droit romain et la compilation de Justinien

Commençons ce bref exposé par les sources normatives universelles, en examinant tout d’abord celles du passé : le droit romain. La grande œuvre législative de l’empereur Justinien (527-565) a eu des effets profonds sur le droit de l’Empire. À partir de ce moment, le droit ne pouvait être utilisé que dans la mesure où il avait été compilé dans la collection souhaitée par l’empereur. Ainsi, les sources anciennes ont été perdues et les textes de droit romain classique que nous connaissons nous sont parvenus en grande partie par la compilation de Justinien. Bien que cette compilation soit vaste, sa réalisation a pris un temps étonnamment court : il faut en tenir compte, car une telle rapidité n’a pas toujours conduit à d’excellents résultats. Nous en reparlerons.

Plus le pouvoir était consolidé entre les mains de l’empereur, plus son influence sur le développement du droit augmentait ; elle s’exprimait avant tout dans les réponses (en latin, rescripta) à des questions juridiques spécifiques qui lui étaient adressées, généralement par de hauts fonctionnaires qui étaient également responsables de l’administration de la justice. S’il s’agissait au départ de solutions spécifiques à des cas concrets, elles ont rapidement été considérées comme des règles générales à appliquer dans tous les cas similaires à celui discuté. Il existe différents types de ces réponses, mais il n’est pas nécessaire de les examiner dans ce qui suit.

Avec l’institutionnalisation progressive de la figure de l’empereur au sommet de l’administration de l’Empire et de ses sources juridiques, l’un des moyens de plus en plus importants par lesquels il créait le droit était d’émettre de véritables édits, qui prenaient le nom de « constitutions ». À la fin de l’Empire romain, alors que l’empereur était devenu la seule source de droit, le nombre de ces constitutions n’a cessé de croître, au détriment de toutes les autres sources de droit. Leur nombre a fini par être tel que d’autres empereurs, même avant Justinien, ont entrepris un travail de réorganisation des constitutions, mais là encore, l’œuvre de Justinien a été déterminante : seules les constitutions approuvées par lui et incluses dans son œuvre grandiose pouvaient être utilisées – et, ce qui n’est pas négligeable, uniquement sous la forme dans laquelle elles étaient incluses dans sa compilation.

Un premier recueil de rescrits et de constitutions impériales est promulgué par Justinien en 529 : il entre dans l’histoire sous le nom de « nouveau code de Justinien » (Novus Iustinianus Codex), mais sera vite oublié. Car cinq ans après seulement, Justinien promulgue une deuxième édition de sa compilation pour faire place aux nombreuses constitutions qu’il avait émises entre-temps. Ce second Codex se compose de douze livres, subdivisés en titres selon les sujets traités, chaque titre contenant des constitutions et des rescrits dans l’ordre chronologique, datant de l’époque de l’empereur Hadrien (117-138) jusqu’à la promulgation de ce second Codex (534).

Nous venons de dire que Justinien avait promulgué le deuxième Codex en 534, mais nous savons aussi qu’il continue à régner pendant plus de trente ans encore, au cours desquels il continue d’édicter de nouvelles constitutions. Heureusement, il n’a pas fait de troisième code ! Plusieurs de ces « nouvelles » constitutions (en latin, Novellae) – parce qu’elles sont postérieures au deuxième code – sont conservées dans divers recueils. Les principales, mais pas les seules, sont au nombre de trois.

Un premier recueil, le plus complet, a été compilé dans la seconde moitié du VIe siècle : rédigé en grec, il contient 166 constitutions. Ce recueil n’apparaît en Occident qu’à partir du XIIIe siècle (le plus ancien témoignage se trouve dans un manuscrit vénitien de ce siècle), mais ce texte originel en grec n’a pas eu d’influence en Occident au Moyen Âge. Un deuxième recueil, en revanche, circulait assez largement en Europe de l’Ouest pendant les premiers siècles du Moyen Âge : il s’agit de l’Épitomé de Julien (Epitome Juliani, du nom de son rédacteur, Julianus, célèbre professeur de droit à Constantinople), qui regroupe 124 constitutions, toutes en latin. Un troisième et dernier recueil, également en latin, ne commence à circuler que des siècles après ce compendium mais finit par supplanter le précédent en peu de temps. Il compte 134 constitutions et prend au Moyen Âge le nom d’Authenticum. C’est ce dernier recueil qu’il faut retenir, car c’est celui qu’utilisent les juristes médiévaux.

La partie la plus remarquable de la grande compilation de Justinien ne concerne toutefois pas les constitutions impériales, mais le raisonnement juridique : il s’agit d’une collection grandiose de la pensée juridique romaine classique, quelque 40 000 fragments, tirés des écrits des juristes les plus éminents de Rome qui ont vécu du Ier siècle avant J.-C. jusqu’au IIIe siècle après J.-C., l’époque classique du droit romain. À l’exception de quelques lois (et quelle que soit leur matrice exacte – sénatoriale, populaire, etc.), le droit romain, en particulier tel qu’il a été révisé par Justinien, favorise l’interprétation des juristes. Dans la conception proposée par Justinien, le droit romain apparaît davantage fondé sur les interprétations des juristes que sur les normes législatives. En adaptant ses principes aux exigences des cas concrets d’application, les travaux de certains magistrats et juristes ont réussi à le maintenir à jour, capable de répondre aux problèmes d’une société de plus en plus complexe. La centralité de la pensée des juristes est un trait marquant de l’expérience juridique romaine.

Justinien a mis la main sur cette grande richesse d’écrits juridiques en extrapolant des passages, parfois longs ou très courts, de nombreux ouvrages d’auteurs divers. Il les organise dans une collection appelée Digeste (Digestum en latin), qui a en fait « digéré », métabolisé (digestus signifie à la fois digérer et distribuer) ces réflexions des juristes dans une série de livres (jusqu’à 50). Chaque livre est subdivisé en titres : pour certains sujets, un titre court est suffisant, d’autres ont requis un livre entier ou, dans un seul cas, trois. Cette énorme collection a été compilée avec une grande (trop grande, comme nous le verrons) rapidité. Elle a été publiée en 533.

La dernière partie de la compilation de Justinien est aussi la plus courte : il s’agit en fait d’une petite introduction au droit romain, divisée en quatre petits livres, les Institutes (en latin Institutiones). Le texte est très proche d’un autre manuel d’introduction, écrit près de quatre siècles plus tôt, celui du juriste Gaius. Mais cela, les juristes médiévaux ne l’ont jamais su, car au Moyen Âge les Institutes de Gaius étaient inconnues. Elles ne seront redécouvertes qu’au début du XIXe siècle. La grande différence entre le texte de Gaius et celui de Justinien est que ce dernier est le premier (et, jusqu’à présent, le dernier) « manuel » de droit à être en même temps une véritable loi, puisque Justinien l’a promulgué en 533.

De Justinien aux Libri Legales

Pour Justinien, cette grande compilation devait servir de droit à un Empire romain qui se réapproprie également l’Occident : en 533, en effet, l’empereur romain envahit le territoire des Vandales et, en peu de temps, annexe la province d’Afrique à l’Empire ; peu après, en 535, c’est au tour de la Dalmatie et, surtout, de l’Italie, reconquise après la longue Guerre des Goths (535-553). Elle est suivie à son tour par l’invasion de l’Espagne méridionale en 552.

Le conflict contre les Ostrogoths a été long et dévastateur pour la péninsule italienne. On ne sait pas dans quelle mesure il était possible d’utiliser un texte aussi vaste, complexe et raffiné que le Corpus de Justinien dans une région aussi désolée que l’Italie à cette époque. Certains érudits ont émis l’hypothèse qu’à Rome ou ailleurs la connaissance du droit romain y était encore transmise et que des écoles de droit étaient actives. Mais cette hypothèse reste très incertaine et, en tout état de cause, très difficile à prouver. On dispose d’un manuscrit contenant le texte intégral du Digeste. Il a été écrit entre la promulgation du texte (533) et le milieu du VIe siècle. Dans la première moitié du XIIe siècle, cet exemplaire se trouvait à Pise. La légende veut que les Pisans l’aient volé à Amalfi. Cet exemplaire se trouvait certainement dans le Sud de l’Italie avant l’an Mil, car certaines notes de lecture très brèves qu’il contient sont rédigées dans une écriture bénéventaine. Ensuite, la cité de Florence s’est emparée du manuscrit comme trophée à l’issue de sa victoire sur Pise, sa grande cité rivale, en 1406. Ce manuel, appelé Littera Pisana ou Littera Florentina, se trouve aujourd’hui dans la Bibliothèque Laurentienne de Florence. Il a été imprimé, en fac-similé, à deux reprises au cours du XXe siècle.

Au fil du temps, beaucoup ont pensé que cet exemplaire le plus ancien du Digeste encore conservé était le témoin le plus fidèle du texte de Justinien. C’est la raison pour laquelle, à partir du XVIIe siècle, de nombreuses éditions imprimées se sont basées sur ce texte. C’est le cas de l’édition critique du XIXe siècle de Theodor Mommsen, qui est encore couramment utilisée aujourd’hui. L’autorité conférée à la Littera Pisana/Florentina par les modernes n’a pas été partagée par les juristes médiévaux. Bien qu’il soit probable qu’ils l’aient connu dès le début, l’étude du Corpus justinien au Moyen Âge était basée sur une autre tradition manuscrite, que l’on appelle aujourd’hui la Vulgate ou (pour la distinguer de la Littera Pisana/Florentina) la Littera Bononiensis (Radding et Ciaralli, 2007).

Le problème de la correspondance du texte utilisé au Moyen Âge avec le texte original promulgué par Justinien se pose également pour le Code, pour lequel nous ne disposons d’aucun manuscrit datant de l’époque de Justinien. Comme le Digeste, le Code n’a pas été utilisé dans son intégralité pendant plusieurs siècles (Hallebeek, 2018). Certaines de ses constitutions étaient connues et citées, et vers l’an 1000 des versions abrégées ont été composées. Les historiens les appellent Epitome Codicis. Au XIIe siècle, le Code a été reconstruit dans son intégralité mais sans les lois grecques que Justinien avait incluses, car le grec était une langue très peu connue en Occident.

Cette version médiévale des parties du Corpus Iuris Civilis a été appelée Vulgate par assonance avec la version médiévale de la Bible. Les philologues l’appellent aussi Littera Bononiensis : c’est en effet à Bologne que l’étude du droit romain a connu un nouvel essor. Dans d’autres villes, même avant Bologne, des rudiments de droit étaient déjà enseignés, mais ce n’était pas le cas (ou pas principalement) pour le droit romain. C’est ce qui distingue Bologne, outre le fait qu’elle fut la première à recevoir une reconnaissance officielle de la part de l’empereur, avec la constitution Habita (1155-58) promulguée par Frédéric Ier (1155-1190). Cette sanction ne fait que reconnaître une réalité, puisque le droit est enseigné à Bologne depuis le début du XIIe siècle.

Pour enseigner comme pour étudier, il est évident que l’on a besoin de manuels. Le Corpus de Justinien est énorme : même les éditions modernes ne parviennent pas à le rassembler en un seul volume. Les copistes médiévaux trouvaient d’ailleurs beaucoup plus pratique, plus rapide et plus rentable de diviser le texte en plusieurs parties (en langue vernaculaire, pecie), afin d’éviter qu’un seul scribe ne conserve une copie entière aussi longtemps qu’il lui faudrait pour la copier de la première à la dernière page. Il était donc non seulement difficile, mais aussi peu rentable de créer des volumes gigantesques regroupant l’ensemble du droit romain. Le Corpus de Justinien a donc été divisé en cinq volumes. Dans ces « livres de droit » (en latin, Libri Legales), la principale part revient naturellement au Digeste, qui occupe pas moins de trois des cinq volumes. Le premier volume contient en effet les 23 premiers livres et demi (car il se termine par le deuxième titre du livre 24 du Digestum), et sera bientôt appelé le « Digeste ancien » (Digestum vetus) ; le deuxième volume va jusqu’au livre 38, et le troisième contient les 12 derniers livres. Il s’agit en tout cas de la dernière partition du Digeste, en usage au moins depuis la fin du XIIIe siècle. Dans certains manuscrits plus anciens, la partie centrale du Digeste se termine abruptement au livre 35 (D.35.2.82), et le reste est transcrit dans le troisième des Livres Legales. C’est peut-être là l’origine du nom communément donné à leur deuxième volume Digestum infortiatum parce qu’il est « renforcé » par les livres 35-37 du Digeste (il existe en fait de nombreuses théories sur ce point). Heureusement pour nous, le troisième volume porte un titre plus intuitif : Digestum novum.

Bien que considérablement plus petit que le gigantesque Digeste, le Code de Justinien était néanmoins trop long pour être inclus dans un seul volume : la plupart de ses 12 livres ont été inclus dans le quatrième tome des Libri Legales, qui a ensuite pris le nom de Codex, les livres 1 à 9 du Code de Justinien ayant été inclus dans le quatrième des Libri Legales. Pour des raisons économiques, mais aussi sans doute en raison des difficultés à reconstituer le Codex dans son intégralité et à cause de l’apparition précoce de gloses sur les neuf premiers livres, les trois derniers livres (10-12) ont été placés à un autre endroit, généralement à l’ouverture du dernier des cinq Libri Legales qu’on appelle le « petit volume » (Volumen parvum). En réalité, même ce dernier tome n’est pas si petit, car en plus des Tres Libri – les trois derniers livres du Code – il contient également les Institutes et les constitutions supplémentaires de Justinien promulguées après la publication du Code (les « nouvelles » constitutions ou Novellae), pour lesquelles les juristes médiévaux utilisaient, comme nous l’avons déjà vu, la collection appelée Authenticum. Sur ces 134 novellae, les juristes médiévaux n’en ont utilisé que 98, réparties en neuf collections (Collationes). De courts résumés de ces novellae (appelés, en hommage à l’Authenticum, « authenticae »), apparaissaient également dans les livres du Code, suivant l’ordre thématique.

En plus de tout cela, ce cinquième et dernier volume des Libri Legales contient également quelques autres textes que, à vrai dire, les juristes n’ont pas su trop qualifier ni placer : il s’agit d’un recueil de droit coutumier féodal, surtout lombard (que l’on appellera Libri Feudorum), inclus dans ce volume au cours du XIIIe siècle, et de quelques constitutions de césars « modernes » (c’est-à-dire d’empereurs médiévaux), Frédéric Ier Barberousse (1155-1190) et son petit-fils Frédéric II (1215-1250), auxquels s’ajouteront plus tard quelques constitutions d’un empereur du XIVe siècle, Henri VII (1312-1313). Bref, ce volume était « petit », mais il n’a cessé de croître !

Les sources normatives universelles contemporaines : le droit canonique

Le droit canonique médiéval n’était pas seulement moderne – surtout par rapport au droit romain – mais il a continué à se moderniser et à évoluer avec son temps. Il était donc aussi contemporain pour le juriste du XIIe siècle que pour celui du XIVe siècle (Hahn, 2023).

Pour comprendre ce que cela signifiait concrètement, il est nécessaire d’examiner le moteur de l’Église occidentale, au cœur de la machine administrative et donc aussi juridique : la papauté. La réforme dite « grégorienne » du XIe siècle a été véritablement révolutionnaire, car en quelques décennies, elle est parvenue à remodeler l’Église tout entière et à lui donner une nouvelle forme fortement pyramidale. Cette nouvelle Église avait besoin d’une loi tout aussi nouvelle. Il y a cependant des choses que même un pape médiéval ne peut pas faire. L’une d’entre elles consistait à traiter l’ancien droit ecclésiastique comme Justinien l’avait fait avec l’ancien droit romain, c’est-à-dire à modifier les textes individuels lorsqu’ils n’étaient pas conformes au résultat souhaité. Certaines pierres angulaires, telles que les conciles œcuméniques, les synodes d’importance particulière, la tradition patristique, les règles monastiques et surtout les Saintes Écritures, ne pouvaient être ignorées. Il était cependant nécessaire de mettre de l’ordre dans cette tradition (Winroth et Wei, 2022), car au cours de plus de mille ans d’histoire, la production normative au sein d’une Église qui tendait à se décentraliser avait été plutôt alluvionnaire.

Une collection provenant d’une matrice scolastique et extraordinairement réussie met l’ordre dans cet enchevêtrement de règles (appelées techniquement « canons », d’où l’expression de droit « canonique ») : la Concorde des canons discordants (Concordia discordantium canonum), ou plus simplement le Décret de Gratianus-Gratien (Decretum Gratiani), réalisé par ce juriste éponyme dans la première moitié du XIIe siècle. Il s’agit d’un ouvrage tellement répandu qu’il surclasse complètement la concurrence (et les recueils de canons ecclésiastiques ne manquaient pas !). En quelques décennies, ce recueil est non seulement utilisé mais aussi enseigné dans les universités. Le Decretum ne sera remplacé que par le Code de Droit Canonique de 1917 : beau bilan pour un texte qui n’a jamais été promulgué par qui que ce soit, mais qui a néanmoins été considéré comme une source juridique pendant près de huit siècles !

Dès le Decretum, on commence à respirer l’air insufflé par la réforme dite « grégorienne » : les règles (les canons) que Gratien tente de compiler dans son Décret sont sélectionnées afin d’affirmer la position centrale du pape. C’est précisément pour cette raison que de nouvelles règles doivent être élaborées, pour permettre à la machine bureaucratique de l’Église (gigantesque mais très efficace) de se mouvoir avec agilité. À y regarder de plus près, cette machine est en fait une véritable entité juridique – la première, en fait, et la plus grande qui ait jamais existé en Europe, surtout si l’on considère qu’une bonne partie de toutes les terres de l’Occident médiéval étaient entre les mains d’institutions ecclésiastiques, qu’il n’y avait pas d’autre moyen de les protéger et que le droit canon dictait les règles de gestion de ces établissements (Hartmann et Pennington, 2008).

À la tête de la structure énorme mais unitaire de l’Église se trouve le pape. Cette verticalité a permis (tout en garantissant sa propre consolidation) une production législative rapide, considérant le souverain pontife comme la source suprême du droit canonique (à l’exception des conciles universels, une limitation qui est restée pendant longtemps plus théorique que concrète). Parfois, le pape utilisait l’ancien instrument des synodes pour promulguer de nouvelles décrétales approuvées par acclamation par les évêques présents. Cependant, le moyen le plus efficace pour le pape de renforcer la relation hiérarchique avec les autres évêques était de s’approprier une juridiction supérieure et d’institutionnaliser cette hiérarchie juridictionnelle. Pour ce faire, le mécanisme choisi est le même que celui utilisé par les empereurs de la Rome antique qui répondaient par des lettres, appelées rescrits, aux demandes des magistrats locaux.

Les plus anciennes lettres adressées au pape (généralement par d’autres évêques) traitaient de questions liturgiques, ecclésiologiques et pénitentielles (d’Avray, 2019). Peu à peu, les autorités ecclésiastiques de toute l’Europe commencent à adresser au pape des questions de plus en plus strictement juridiques : les problèmes à résoudre étaient souvent complexes, et exigeaient des solutions subtiles. Cette façon de procéder s’est également étendue progressivement aux décisions déjà rendues par les tribunaux ecclésiastiques de première instance (en règle générale, les tribunaux des évêques et des archidiacres) ou d’appel (les tribunaux métropolitains). En principe, une distinction pouvait être ainsi faite entre les responsa portant sur des questions générales et les rescripta proprement dits, lorsque le pape réexaminait la décision d’une affaire spécifique. C’est précisément cette fonction d’appel du pape, inconnue dans l’Europe du haut Moyen Âge, qui assure l’application homogène du droit tout en permettant son intégration, et donc l’innovation. Une fois mise en place, c’est précisément la force centripète croissante de la curie papale qui incitera un nombre croissant de justiciables à s’adresser directement à elle en première instance.

En l’espace de quelques décennies, le nombre de ces epistulae decretales – terme de plus en plus abrégé en decretales – augmenta tellement qu’il incita d’abord divers auteurs à les organiser en divers recueils. Le pape lui-même, Grégoire IX (1227-1241), les ordonne dans un grand recueil officiel promulgué en 1234. En fait, le travail du pape Grégoire IX n’est pas très différent de celui de Justinien avec les constitutions impériales : il se résume à un tri parmi celles déjà émises par ses prédécesseurs, ne permettant leur application que dans la mesure où elles sont présentes dans (et sous la forme prescrite par) sa propre compilation. Les plus de 2 000 décrétales ainsi rassemblées et promulguées par Grégoire IX avaient toutes été publiées après la rédaction du Decretum de Gratien, et étaient donc restées en dehors de celui-ci – d’où le nom sous lequel le recueil était habituellement appelé, Liber extravagantium decretalium (littéralement « le livre des décrétales qui errent en dehors » du Decretum), plus connu sous le bref nom de Liber extra. Il s’agissait donc d’un ensemble de règles relativement récentes, surtout si on les compare à celles regroupées dans le Decretum lui-même : d’où la prise de conscience, parmi les juristes de l’Église (les canonistes), d’une division entre l’ancien droit (celui « harmonisé » dans la compilation de Gratien) et le nouveau droit, celui de cette matrice pontificale (Brandes, 2020).

De même que le deuxième Code de Justinien n’a pas empêché la promulgation de nouvelles constitutions impériales, le recueil de Grégoire IX n’a pas mis fin à la publication de nouvelles décrétales papales. De nouveaux recueils officiels, promulgués par les papes, se sont succédés entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe siècle. Bien que plusieurs autres recueils officiels aient été promulgués au cours du XIIIe siècle par les successeurs de Grégoire IX, ils ont été rapidement oubliés car ils ont été fusionnés en un seul imposant recueil à la fin de ce siècle : le soi-disant « sixième livre » (appelé Liber Sextus parce que le Liber extra de Grégoire IX était composé de cinq livres en son sein), promulgué en 1298 par le pape Boniface VIII (1294-1303). Ce recueil a été suivi, en 1314, par le « septième livre » du pape Clément V (1305-1314), beaucoup plus rare. Il s’agit du Liber Septimus, plus communément appelé Clementinae, car il rassemblait principalement des décrétales émises par ce dernier. La liste est complétée par les décrétales du pape Jean XXII (1316-1334), les Extravagantes Joannis XXII : extravagantes parce que, comme dans le cas de Grégoire IX, elles « sortent » des recueils précédents.

Avec l’invention de l’imprimerie, ces recueils, ainsi que le Decretum, allaient finalement faire partie du Corpus Iuris de l’Église : de même que le recueil de Justinien était communément appelé le Corpus Iuris Civilis, ce vaste recueil de droit canonique allait être appelé le Corpus Iuris Canonici par l’éditeur Jean Chappuis, qui les a fait imprimer à Paris en 1500-1503, en y ajoutant un recueil supplémentaire de 69 décrétales qu’il a appelé « Extravagantes communes ». À la fin du XVIe siècle, le recueil de Chappuis est si bien établi qu’il sera officiellement promulgué mais aussi révisé et amendé, notamment en ce qui concerne le texte du Decretum, à Rome en 1582 (Brundage et Eichbauer, 2023).

Les sources réglementaires spéciales

Après avoir présenté les sources normatives universelles, passons aux sources normatives particulières, c’est-à-dire circonscrites dans l’axe spatio-temporel médiéval. Sans prétention universaliste, leur application est circonscrite dans le temps et dans l’espace, s’appliquant à certaines sphères territoriales à partir d’un moment donné, jusqu’à ce qu’elles soient abrogées ou qu’elles soient parfois tombées en désuétude.

Par souci de cohérence avec la tripartition dont nous sommes partis au début, nous avons ici aussi préféré nous intéresser au sujet producteur de la règle. Par conséquent, nous pouvons faire une division générale entre les organes fondamentalement unitaires (en premier lieu, le monarque) et ceux collégiaux, ou du moins ceux qui sont l’expression d’une collégialité. Dans le premier cas, il y aura une séparation nette entre ceux qui produisent la règle et ceux qui sont obligés de l’observer ; dans le second cas, en revanche, il existe une relation à double sens entre la production de la règle et le cercle des sujets auxquels cette règle sera ensuite appliquée. Au fur et à mesure que la composition de ce cercle change, la règle change et aussi, souvent, la manière même dont elle est produite.

Droit romain et législation municipale

À la différence des royaumes, les sources réglementaires particulières sont l’expression d’un pouvoir politique plus participatif. Le cas principal et le plus significatif est celui de la législation municipale. Lorsque l’on parle de municipalités, on pense immédiatement à celles du Centre-Nord de l’Italie, mais ce n’est que partiellement vrai : non seulement toute cette région n’était pas composée de cités autonomes vis-à-vis des pouvoirs seigneuriaux, mais on rencontre aussi de nombreuses municipalités importantes en Europe, par exemple dans le Sud de la France, en Flandre et dans les terres impériales (Haemers, Dumolyn, Murray et van de Maagdenberg, 2023) : c’est précisément là qu’un grand nombre de villes, bien que nominalement soumises à l’empereur, étaient élevées par lui au rang de villes libres impériales (Freie und Reichsstädte). Nombre de ces villes – de Hambourg à Cologne, de Lübeck à Dantzig – se sont regroupées au sein de la Hanse : à son apogée, la Ligue hanséatique s’étendait de Bruges à Novgorod (Groth, 2016). Ces municipalités médiévales ont joui pendant des siècles d’une grande autonomie, tant administrative que, surtout, législative.

La principale différence entre les communes médiévales du Sud et du Nord de l’Europe, tant dans la production que dans l’application du droit, concerne le rapport au droit romain (dans sa reformulation médiévale, bien entendu) : la « pénétration » du droit romain est intervenue beaucoup plus tôt en Italie, et seulement quelques siècles plus tard dans le Nord de l’Europe. Cette différence est due tant au fait que les universités ont commencé à se répandre dans les parties centrales et supérieures de l’Europe continentale beaucoup plus tard qu’en Europe du Sud, qu’à la nette préférence pour le droit canonique par rapport au droit romain de nombreux étudiants d’Europe centrale et septentrionale (une préférence encore visible pendant un certain temps après la fondation des premières universités dans le centre de l’Europe) (Strothmann, 2020).

Ce que l’on appelle la « réception » (Rezeption) du droit romain dans les territoires germaniques a commencé au cours du XVIe siècle, mais dès la fin de ce siècle, les résultats étaient extrêmement pertinents, tant en termes de capillarité de la diffusion que de niveau de pénétration. Cela est particulièrement évident dans la révision des statuts municipaux de nombreuses villes impériales libres du Nord de l’Europe : le résultat dépasse souvent la simple « modernisation » des règles, qui sont désormais souvent remodelées sur la base de principes ayant une matrice romaine évidente.

En Italie centrale et septentrionale, en revanche, l’influence du droit romain sur la législation municipale a tout de suite été très forte, et ce n’est pas un hasard si le développement des communes est allé de pair avec la diffusion des universités. D’ailleurs, le fait qu’il y ait eu beaucoup plus de petites universités qui sont nées que de celles qui ont survécu au cours des siècles montre à quel point les deux phénomènes étaient symbiotiques. Le grand élan économique de l’Italie municipale a également marqué la naissance d’une bourgeoisie citadine : celle-ci avait besoin d’un substrat juridique pour son commerce qui allait bien au-delà des anciennes règles coutumières. Ainsi, dans sa révision médiévale par des juristes formés dans des universités qui fonctionnaient presque toujours dans l’espace urbain des communes, le droit romain est devenu l’outil de choix de la classe politique urbaine en ascension, composée surtout de marchands et d’artisans, et non de grands propriétaires terriens.

Les statuts des villes présentent généralement un certain degré d’homogénéité. Généralement, la première partie fournit des règles sur les institutions municipales en réglementant leur élection, leur durée, leurs pouvoirs et la manière dont ils sont exercés. Ensuite, une autre partie des statuts détermine souvent les règles de procédure pour les procès civils et pénaux. La troisième partie comprenait le droit pénal (le plus souvent une liste de peines pour une série de délits), le droit fiscal (fondamental pour une institution autosuffisante telle qu’une cité-État) et, souvent, les règles relatives aux différentes corporations, en raison de leur centralité absolue dans la vie des communes.

La concurrence entre les villes n’était pas seulement économique et politique, mais aussi juridique. Cela signifie que lorsqu’une ville trouvait une meilleure solution à un certain problème (c’est-à-dire qu’elle produisait une règle plus efficace en termes économiques ou plus satisfaisante en termes institutionnels, en particulier si l’on tient compte des relations de pouvoir qui changeaient fréquemment au sein des municipalités), cette nouvelle solution était souvent copiée par d’autres villes. C’est pourquoi, même si chaque ville était indépendante dans la formulation de son propre statut, dans la pratique, la plupart des statuts des villes ont fini par se ressembler.

En raison du lien étroit entre la politique interne d’une ville et ses règles, les statuts urbains étaient très vulnérables aux changements. Dante, par exemple, dit que les statuts de la ville de Vérone ne duraient que de la troisième à la neuvième heure d’une journée. Cette activité a atteint son apogée au XIIIe siècle : au cours de ce siècle, par exemple, pas moins de onze versions différentes des statuts de la ville de Bologne se sont succédées.

Regna

Lorsque nous pensons aux sources réglementaires applicables à des royaumes entiers, nous imaginons généralement un souverain qui dicte la loi au sens propre. Même si le monde médiéval et le début de l’époque moderne n’ont pas lu Montesquieu et ne connaissent donc pas la séparation des pouvoirs, il serait naïf d’imaginer un souverain absolu, car un tel pouvoir n’existe pas. En résumant, on pourrait en effet dire que la genèse des États de droit modernes repose précisément sur la friction entre un pouvoir central et des strates de pouvoirs locaux qui se sont opposés à la poussée centralisatrice du premier.

L’un des instruments privilégiés de ce pouvoir central est précisément la production de règlements, la création de règles applicables (tendanciellement) à tous les sujets. Le souverain n’a pas toujours réussi à exercer un monopole sur la production de normes juridiques : il suffit de penser au cas du royaume de Pologne, où la Diète générale du Royaume (la Sejm), expression avant tout d’une oligarchie de magnats, a réussi à empêcher la même centralisation du pouvoir tout au long de l’époque moderne. Ailleurs, cependant, une centralisation similaire a déjà eu lieu au Moyen Âge : les Normands ont été les maîtres, tant en Angleterre qu’au le Sud de l’Italie.

L’exemple le plus significatif de la relation entre centralisation et législation basée précisément sur l’héritage normand se trouve dans le Liber Augustalis promulgué par l’empereur Frédéric II en sa qualité de souverain du royaume de Sicile, mais en utilisant en même temps sa maiestas d’empereur (un simple roi ne peut pas s’appeler Auguste). Les sources utilisées pour l’élaboration des normes, en particulier pour les grandes réformes législatives, peuvent être des plus variées : un exemple en est la grande législation d’Alphonse X (1252-1284), connue sous le nom de Siete Partidas en raison de sa division interne. Si certaines monarchies ont produit de grands textes réglementaires comme le Liber Augustalis et les Siete Partidas dès le XIIIe siècle, d’autres n’ont réussi à acquérir un pouvoir réglementaire d’une intensité comparable que plus tard : un cas emblématique est celui de la France, où la persistance d’un fort pluralisme juridique, et l’enracinement des coutumes locales et surtout régionales, ont conditionné l’activité législative du souverain bien au-delà du Moyen Âge (Kim, 2021).

Sources doctrinales et sources de la pratique

Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés aux règles : des règles qui doivent être appliquées parce qu’une autorité supérieure l’ordonne. Mais si l’application du droit était automatique, aujourd’hui encore, nous n’aurions pas besoin d’avocats, de juges, de notaires et de professeurs. C’est d’autant plus vrai à une époque où les règles elles-mêmes étaient parfois difficiles à comprendre. Le meilleur exemple, encore une fois, est la grande compilation de Justinien, qui contenait de nombreuses ambiguïtés (parfois même des contradictions ouvertes) en son sein, à la fois en raison de la rapidité avec laquelle elle a été compilée et parce que la structure de la pensée antique et médiévale n’était pas systématique et considérait les contradictions comme inévitables et même utiles pour distinguer les cas les uns des autres. De plus, les règles datent d’une autre époque : elles doivent donc être réinterprétées et adaptées à un monde profondément différent (Lange et Kriechbaum, 1997 et 2007). C’est pourquoi, dès le début du XIIe siècle, des juristes ont commencé à interpréter la compilation justinienne : cette interprétation est devenue de plus en plus complexe et s’est « ramifiée » en différents types d’ouvrages, qui seront abordés dans la deuxième partie de ce volume (Cairns et du Plessis, 2010).

Très vite, la même technique sera utilisée pour le droit canonique. Dès le début du XIIIe siècle, c’est le caractère de plus en plus technique que les nouvelles normes (les décrétales pontificales) ont rapidement revêtu qui a nécessité un traitement tout aussi technique.

Cette technicité croissante est également visible dans ce que l’on appelle communément les sources de la pratique. Pensons tout d’abord aux décisions prises au cours des procès, et donc aux jugements des juges. À la fin du Moyen Âge et au tout début de l’époque moderne, la connaissance du droit romain devient de plus en plus nécessaire pour être juge, constituant même souvent une condition formelle d’admission dans les cours judiciaires d’Europe, en premier lieu les plus importantes, appelées à se prononcer sur le travail des juridictions inférieures. Même lorsqu’en théorie le droit romain ne pouvait être explicitement appliqué, les juristes étaient de plus en plus formés dans les universités et apprenaient à penser le droit à travers des catégories inspirées des concepts du droit romain. S’il n’entre pas par la grande porte, le droit romain finit toujours par regarder par une fenêtre quelconque. Il en va de même pour les privilèges, non seulement pour des raisons formelles (ils sont presque toujours rédigés en latin), mais aussi pour des raisons substantielles : la manière dont un droit ou une propriété, par exemple, est conféré est de plus en plus influencée par le droit romain, et ce avant tout pour la simple raison que les fonctionnaires de la chancellerie sont de plus en plus souvent, sinon diplômés de l’université, du moins bien versés dans le droit « savant », et pas seulement dans les coutumes et les statuts locaux. A fortiori, cela vaut également pour les archives notariales, extrêmement riches et utiles. C’est notamment le cas en Europe continentale, où la conservation sine die des documents notariaux deviendra bientôt obligatoire (alors que, par exemple, une telle obligation ne s’appliquera jamais à la common law).

POUR FAIRE LE POINT

  1. D’où vient l’idée que le droit romain est un droit universel ?
    1. Le droit romain est considéré comme l’expression des principes de la raison humaine.
    2. Le droit romain ressemble au droit des différentes régions européennes au Moyen Âge.
    3. Le droit romain est le droit de l’Empire, concept qui subsiste, sinon dans les faits, du moins dans l’idéologie médiévale.
  2. La compilation de Justinien :
    1. est le résultat d’une révision progressive de l’ancien droit romain, élaboré sur une longue période, claire et bien structurée : c’est la clé de son succès au cours des siècles.
    2. est une révision importante mais hâtive de l’ancien droit romain, avec de nombreuses ambiguïtés.
    3. consiste en une mise à jour de l’ancien droit romain, qui le laisse essentiellement inchangé, sans nouveaux ajouts.
  3. Les Novelles de Justinien :
    1. sont des oraisons prononcées par Justinien au cours de son long règne.
    2. sont des résumés supplémentaires de l’ancien droit romain ajoutés par Justinien au bas du Code.
    3. sont des nouvelles lois publiées par Justinien en grec, mais traduites plus tard en latin.
  4. Le Digeste de Justinien :
    1. a été immédiatement appliqué en Occident, puis transposé dans la législation romano-barbare.
    2. n’entré en vigueur qu’à Constantinople en raison de sa complexité.
    3. a été envoyé en Occident mais, en raison de sa complexité, n’a pas été appliqué dans la pratique pendant plusieurs siècles.
  5. Les Institutes de Justinien :
    1. sont un ensemble de lois promulguées par l’empereur Justinien.
    2. un recueil de maximes jurisprudentielles de l’ancienne Rome.
    3. un manuel d’introduction à la formation des juristes.
  6. Les Libri Legales :
    1. sont un recueil de droit coutumier du Nord de l’Italie, qui s’est répandu en Occident.
    2. sont un recueil de droit canonique et de droit romain à l’usage des universités.
    3. regroupent le droit de Justinien avec quelques ajouts.
  7. Le Décret de Gratien s’intitule la Concorde des canons discordants
    1. parce que Gratien utilise le droit romain pour harmoniser les conciles et les rendre plus juridiques.
    2. parce que Gratien tente de systématiser le droit ecclésiastique et de résoudre les lacunes et les antinomies à l’aide d’une dialectique médiévale.
    3. parce que Gratien modifie arbitrairement le droit ecclésiastique pour résoudre les lacunes et les antinomies et rendre chaque règle claire et sans ambiguïté.
  8. À l’origine, les Décrétales étaient :
    1. des lois promulguées par les évêques.
    2. le discours inaugural de chaque pontife au début de son pontificat.
    3. les réponses du pape à des questions spécifiques.
  9. La législation municipale
    1. consiste en un ensemble de dispositions communales à destination de tous les sujets de l’Empire.
    2. sont les statuts des différentes villes.
    3. est une synthèse des maximes juridiques communes au droit romain et au droit canonique.
  10. Ce que l’on appelle la « réception » du droit romain
    1. commence en Italie et dans le Sud de l’Europe, puis s’étend, avec un décalage discret, à l’Europe centrale.
    2. commence en Europe centrale et s’étend, avec un court décalage, à l’Europe méridionale.
    3. se répand en peu de temps dans toute l’Europe occidentale.
  11. Le droit des royaumes :
    1. est une synthèse du droit de Justinien promulgué par les souverains en Europe.
    2. constitue une rupture absolue avec le passé et caractérise l’absolutisme des monarchies européennes.
    3. est l’un des moyens par lesquels les monarchies européennes centralisent la production législative dans les territoires sous leur juridiction.
  12. Les sources doctrinales ont été élaborées dans le but de :
    1. traduire la compilation latine de Justinien en langue vernaculaire.
    2. d’harmoniser le droit romain, le droit canonique et le droit coutumier pour créer un droit moderne.
    3. d’expliquer le droit romain et le droit canonique afin d’en clarifier l’interprétation.

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