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Normativité juridique et normativité sociale

Avant le droit : la normativité

Depuis quelques décennies les sociétés occidentales, mais en partie aussi celles des pays qu’autrefois on nommait en voie de développement, sont caractérisées par une tension paradoxale affectant le statut du droit. Malgré une diffusion croissante des revendications sociales, économiques, politiques et historiques sous la forme de demandes de justice ou, plus généralement, d’affirmation de droits, force est de constater aussi que la fonction ordonnatrice du droit subit la concurrence d’autres systèmes institutionnels. Si les besoins de reconnaissance des droits existants et de formulation de nouveaux droits se multiplient, accompagnés comme ils sont par une poussée vers une constitutionnalisation à l’échelle globale, il est tout aussi clair que le gouvernement des sociétés contemporaines fait appel à une pluralité d’instances normatives qui obligent le droit à redéfinir et justifier son rôle. Le monisme État-droit avait été remis en question au début du XXe siècle par l’affirmation du pluralisme institutionnel et de la diversité des ordres juridiques. Nous assistons aujourd’hui à une sensibilisation majeure à l’égard de rationalités et de techniques normatives relevant de domaines disciplinaires et contextes opératoires divers. Une telle diversité dessine un paysage de normativités à la fois hétéroclites et tendanciellement autoréférentielles, quand on pense aux défis lancés au droit par la science et la technique, la biologie, l’économie, l’éthique, la religion, sans oublier la force performative du marketing. Il s’agit de secteurs dotés d’un propre patrimoine catégorial et opérationnel visant à conditionner l’autonomie du raisonnement juridique. Cette situation doit inviter les chercheurs et chercheuses à une mise en perspective historique, théorique et pratique des critères qui organisent la réglementation des conduites.

Si l’on voulait réduire cette situation sous une formule sans doute hâtive, on pourrait dire qu’avant le droit il y a la normativité, dans un sens plus logique que chronologique car le droit est une des manifestations, sans aucun doute la plus équipée sous l’aspect technique et formel, de la catégorie générale de la normativité à l’intérieur de laquelle d’autres critères ordonnant les choses, les personnes et leurs actions sont envisageables et opératoires. D’où la nécessité d’adopter une perspective capable de raisonner en termes de normativités comparées, ce qui amène à analyser la combinaison de dispositifs de nature différente, sans pour autant oublier que la normativité juridique possède une sorte de clinamen intrinsèque disposé à reconquérir en chaque circonstance le rôle de catalyseur souverain. C’est ainsi sur le terrain d’une normativité polyédrique que le droit peut affirmer et penser sa propre façon de construire le fait social. L’histoire, du passé comme du contemporain, reste bien sûr le cadre de représentabilité pour un tel espace de comparaison mais aussi le lieu de vérification pragmatique entre modèles et stratégies différents.

Ce paysage composé et aussi chatoyant des normativités finit inévitablement pour faire ressurgir le rôle spécifique du droit et son irréductibilité à d’autres modèles qui orientent la conduite. Dans les cultures juridiques découlant de la tradition romano-canonique, le droit a depuis toujours revendiqué une autonomie que la figure du juriste-notable a incarnée avec une visibilité sociale incontestable. Cette autonomie concerne d’un côté les pratiques sociales visant la création d’un ordre dans le rapport entre les personnes et entre celles-ci et les choses et, de l’autre, les justifications épistémologiques, théoriques et méthodologiques qui ont renforcé cette position à la fois excentrée et hégémonique dans l’organisation des relations sociales. L’autonomie mal comprise peut facilement tourner à l’autoréférentialité. Au lieu de s’interroger sur la différenciation des disciplines, on peut observer un malheureux penchant de certains juristes consistant à voir le monde uniquement sub specie iuris. Or, si l’on veut reconnaître une fonction utile et efficace au droit dans son rapport aux sciences sociales, il faut que cette autonomie soit conservée comme la condition grâce à laquelle la discipline parvient à élaborer son propre outillage technique, à savoir sa qualité distinctive sur le plan diagnostique et opératoire. Toutefois, il faut que cette autonomie s’assigne un objectif beaucoup plus ambitieux que celui de lire la réalité sub specie iuris. Il faut qu’elle soit le véhicule permettant aux opérations et catégories juridiques de faire fructifier leurs apports aux autres sciences sociales : ce n’est qu’en déployant ses ressources techniques, à savoir sa propre manière de concevoir et de qualifier le monde, que le droit « parle » utilement à la sociologie, l’anthropologie, la science politique, l’histoire, l’économie, la philosophie aussi bien qu’aux sciences du vivant. Et c’est l’inventivité technique du droit qui montrera les déplacements les plus stimulants proposés aux autres sciences sociales. L’Isolierung mommsenienne du droit renvoie à l’autonomie du processus juridique, mais ne préconise pas l’autisme d’une forme normative déliée des besoins sociaux.

Cette revendication de l’autonomie du droit, de sa non-réductibilité aux protocoles des autres sciences sociales, correspond certes à une exigence de différenciation fonctionnelle, dirait Luhmann (Luhmann, 1981), ou, plus en général, à une marque de distinction véhiculée par les acteurs du champ, comme dirait Bourdieu : « La constitution du champ juridique est inséparable de l’instauration du monopole des professionnels sur la production et la commercialisation de cette catégorie particulière de produits que sont les services juridiques » (Bourdieu, 1986). Cependant, je pense avant tout qu’il est, d’un point de vue épistémologique, dans l’intérêt même des sciences sociales de rencontrer le droit dans toute sa spécificité technique. C’est uniquement grâce à son propre outillage que le droit est en mesure de pousser les sciences sociales à réfléchir aux limites de leurs fondements épistémologiques, théoriques et cognitifs. Si cette provocation technique du droit reste fanée, on pourrait certes se contenter de faire des sciences sociales du droit (analyse des acteurs et de leur pratiques), mais on réussira difficilement à détecter l’essentiel : la mise en forme des rapports sociaux sur la base d’abstractions réelles et non purement théoriques.

L’œuvre entière de Yan Thomas représente un monument à ces abstractions concrètes et réelles. Je voudrais rappeler ici un passage de son ouvrage La mort du père qui signifie au mieux cette conviction. Thomas parle du parricide, une pratique qui ne commence à acquérir une certaine diffusion sociale qu’à Rome car c’était une manière pour le fils de devenir sui iuris, à savoir titulaire d’une personnalité juridique autonome de la puissance paternelle qui était par principe viagère. Il fait l’observation suivante :

« Même si le parricide n’avait pas été, à Rome, un fait d’histoire sociale, cela n’empêcherait pas de considérer sa présence au sommet de l’échelle des crimes comme significative d’une organisation sociale toute entière commandée par la figure potestative du père […]. Ce personnage et son pouvoir étaient conçus abstraitement, indépendamment de tout contenu sociologique concret » (Thomas, 2017, p. 44).

La fréquence du fait social n’est pas un critère pour mesurer l’existence et donc la validité du droit. Cela serait aussi confirmé par la situation opposée d’un fait socialement très rare, la puissance de mise à mort du fils par le père (vitae necisque potestas), vis-à-vis duquel l’histoire sociale aurait montré un intérêt assez tiède précisément du fait de son caractère rare et ainsi peu représentatif d’une pratique répandue dans la société romaine. Thomas renverse la logique du raisonnement de l’histoire sociale et fait précisément de la rareté un facteur même de force du droit : « Pour que le ius vitae necisque ait caractérisé à lui seul la patria potestas, il faut qu’il ait été toute autre chose qu’une réalité quotidienne : un principe d’organisation dont les effets visibles sont secondaires » (Thomas, 2017, p. 199).

Cette position de Thomas est le symptôme le plus radical d’un rapport traditionnellement problématique entre droit et sciences sociales. Ces dernières se sont imposées avec un choix épistémologique de rupture : elles ont accordé une prééminence discriminante à l’étude des acteurs et de leurs pratiques alors que le droit a depuis toujours placé le texte comme source première pour dégager une vérité historique. Bien que cette opposition se soit quelque peu atténuée ces dernières années, elle reste un sujet de débat entre ceux qui attribuent à la vérité du terrain l’indice ultime pour définir l’existence d’un fait ou d’un processus historique et ceux qui revendiquent au contraire le recours à un regard réflexif déposé sur les textes ouvrant une voie inaliénable d’accès à la vérité. Dans ce cadre, il faut toujours rappeler que les deux étapes institutionnelles fondamentales dans la définition de l’identité des sciences sociales en France (la création en 1947 au sein de l’École pratique des Hautes Études d’une sixième section dédiée aux sciences sociales et son émancipation en 1975 avec la naissance de l’actuelle École des Hautes Études en Sciences Sociales) ont été marquées par un rapport ambigu au droit. D’une part, l’arrêté du ministère de l’Éducation nationale de 1947 fixant le programme de la sixième section mentionne le droit comparé comme l’un des instruments de recherche destinés à « promouvoir les humanités », tandis que la composition de la première assemblée des « Directeurs d’études » de 1948 ne compte pas moins de cinq historiens du droit, sociologues et anthropologues de la trempe de Louis Gernet, Georges Gurvitch, Gabriel Le Bras, Henri Lévy-Brühl et Pierre Petot. En revanche, aucun juriste n’apparaît dans Une école pour les sciences sociales, l’ouvrage collectif publié en 1996 pour faire le point sur vingt ans d’activité de l’ÉHESS, (Revel, Wachtel, 1997).

Ces oscillations signalent que dans la locution « droit et sciences sociales », le « et » préside une frontière d’échange mais pas de mélange. Il va de soi que le particularisme du droit parmi les autres sciences sociales ne remet pas en cause la légitimité de ces dernières à traiter le phénomène juridique selon leurs propres méthodes d’investigation. Elles l’allègent de son armature technique et l’appréhendent par une étude des acteurs et de leur capacité à jouer avec les règles. Ce serait cependant une altération de la réalité qu’ignorer une donnée incontournable : à côté des acteurs en chair et en os, il y a de l’invisible institutionnel formé par des principes et catégories, du « déjà là » théorico-pratique dont l’autonomie et l’historicité sont indépendantes des sujets concrets et de leur stratégies individuelles ou collectives. Comme toute institution, le droit, en définitive, existe en extériorité aux acteurs car il s’affirme comme morphologie abstraite des rapports sociaux, ou si l’on préfère, comme morphologie de la praxis, une praxis du domaine duquel le marxisme a fait souvent l’erreur d’écarter le droit. Et pourtant la première thèse de Feuerbach, qui énonce le principe du matérialisme marxien, avait posé les conditions pour reconnaître au droit les caractères de cette praxis qui est capable de produire de la pensée en tant que telle et pas comme application d’une pensée qui la précède. Le droit produit la réalité en élaborant des formes qui sont tout aussi réelles que le monde des faits « empiriques ». Ensuite la synthèse se réalise certes lorsque le potentiel de ces formes est employé par les sujets, mais cela confirme précisément que les « ingrédients » de cette synthèse sont a priori isolables et que la connaissance de cet univers de moyens est toute aussi indispensable que celle des hommes et des femmes qui s’en servent.

Pour résumer : faire des sciences sociales du droit, à savoir une analyse externe des pratiques juridiques, représente un objectif pour une étude des phénomènes normatifs, juridiques ou non. Un objectif qui est souvent véhiculé par un syntagme qu’on peut trouver quelque peu agaçant sinon grotesque : « je m’intéresse au droit », comme si le droit était une région attractive où pratiquer un tourisme intellectuel, à l’aune d’un regard orienté par le meilleur des behaviorismes possibles, mais finalement assez réfractaire à l’idée que pour connaître l’extériorité somatique de l’action humaine, il faut connaître les mécanismes, les ressorts qu’en construisent l’identité et la fonction, à savoir les formes abstraites du concret. Pour comprendre ce concret, il faut introduire la question du rapport entre droit et temporalité.

Droit et temporalité

C’est la tâche des historiens et non des philosophes, de reconnaître la temporalité toute singulière des pratiques normatives, et notamment des catégories juridiques élaborées à partir de ces pratiques. Cela oblige en outre à distinguer plusieurs histoires des disciplines juridiques, car l’historicité des procédures techniques propres à ce qu’on appelle le droit civil n’est pas la même que celles du droit pénal, public ou administratif. Lorsque les acteurs du droit réalisent une transposition abstraite des questions les plus brûlantes de leur contemporanéité, ils ont recours à des outils argumentatifs qui forment le patrimoine stratifié du savoir juridique. Ces outils conceptuels ont leurs histoires, leurs généalogies, leurs réemplois successifs, qui donnent au droit un rapport tout particulier à l’histoire. Pour le droit civil, les mots qui forment le vocabulaire juridique jusqu’à aujourd’hui remontent parfois à plus de deux millénaires. Pour le droit public et administratif, par contre, la formation du lexique et des concepts, tout en puisant en grande partie dans le patrimoine du droit civil, se réalise dans des branches disciplinaires autonomes seulement à une époque plus proche de nous. On pourrait même dire que le droit administratif, comme l’homme de Les mots et les choses de Michel Foucault, est une invention récente et date aux environs de la fin du XVIIIe siècle.

Mais au-delà des chronologies arythmiques des différentes branches du droit, il faut considérer la spécificité des techniques juridiques en ce qu’elles opèrent comme « formes » caractérisées par une capacité tendancielle très élevée à la « répétabilité structurelle », comme disait Koselleck. Ici se pose le rapport avec le contexte. Dotées d’un degré d’abstraction leur permettant une application sur une chronologie très longue, les techniques juridiques ont vocation à délimiter le contexte. Toutefois, aux yeux d’une histoire du droit non dogmatique, ces techniques ne seront pas intelligibles en soi (comme si elles-mêmes faisaient contexte, à savoir comme si les normes juridiques absorbaient dans leur schéma la situation et que celle-ci n’avait de son côté aucune existence autonome). En réalité, les techniques juridiques seront intelligibles à partir du contexte qu’elles ont préalablement investi. Le raisonnement est visiblement circulaire, mais un raisonnement de ce type étant inadmissible en logique, il ne l’est plus si l’on regarde la dynamique historique.

L’idée est que les techniques du droit ne sont pas fidèles à elles-mêmes comme le veut le pandectisme (ancien et nouveau) à la vocation historicide. Ces techniques se requalifient chaque fois que le contexte qui les emploie nous introduit à l’espace de la casuistique, une notion qui désigne certes la résolution judiciaire des différends, mais plus largement toute application concrète de la technique au service d’un contexte qui la rend chaque fois compréhensible d’une manière différente. Avant d’annoncer un choix de méthode, « faire » de la casuistique juridique au sens large signifie ainsi reconnaître au droit son propre « terrain » empirique, un « terrain » qui est avant tout technique et éventuellement aussi ethno-sociologique. Il faut rappeler d’ailleurs que les sciences sociales (notamment la sociologie), lorsqu’elles doivent se mesurer avec la dimension judiciaire de la vie sociale, parlent difficilement de « cas », mais plutôt d’affaires. Cette notion comprend tous les éléments non techniques de la procédure et s’intéresse plutôt aux acteurs concernés, au public, aux réseaux institutionnels, aux vies incarnées et non pas à cette beauté sublime (je le dis sans ironie) représentée par l’être humain réduit au centre d’imputation d’un faisceau de rapports juridiques.

Mais que signifie le fait que la casuistique soit considérée comme le terrain du droit ? D’une manière plus ou moins implicite, le terrain est souvent synonyme de concret, de contact direct avec la réalité des choses (« homme de terrain »). Il s’agit du lieu où les choses se révèlent à la vue (« carnets de terrain », « relevés de terrain ») par opposition aux constructions ou aux spéculations purement théoriques issues du travail en « laboratoire ». Les sciences sociales ont tendance à faire du terrain l’épreuve d’un principe de validation, le lieu d’émergence d’une vérité. On utilise même l’expression de « vérité-terrain », dans une démarche scientifique où la révélation du terrain semble ajouter un supplément de rationalité. Je pense que nous n’avons pas affaire à la même attente de validation lorsque nous pensons au cas comme terrain du droit. Le cas judiciaire témoigne de la manière la plus tangible et directe de ce lien avec le concret. Mais le concret peut être entendu de deux manières. A cet égard je voudrais évoquer l’explication cristalline proposée par le juriste et romancier Salvatore Satta dans son chef-d’œuvre Il mistero del processo. Le concret peut être ainsi perçu :

« soit par rapport à un abstrait (la norme) dans lequel tout le concret est hypothétiquement contenu, et que donc lui seul est le vrai concret ; soit dans l’absolu, au sens où le concret est le fait en tant qu’objet de la connaissance, et donc la connaissance du fait qui s’atteint par le jugement et seulement par le jugement : en un mot, le jugement lui-même. La première est au fond celle qui est traditionnelle chez les juristes ; mais il est clair qu’elle se résout en une fiction, car dire que dans la norme il y a tout revient à dire qu’il n’y a rien dans la norme, puisqu’il ne peut y avoir rien d’autre que ce que le jugement y met de temps en temps. Une fiction utile, somme toute, à bien des égards, mais qui devient dangereuse et pernicieuse lorsqu’on prétend en faire une réalité, c’est-à-dire confondre la norme avec le droit. C’est le reproche qui a été fait à la doctrine juridique d’innombrables fois, de réduire le droit à une série de généralisations, de principes déduits plus ou moins arbitrairement de la norme, incapables de comprendre et de refléter la réalité… Reste la deuxième façon de comprendre la référence au concret : la connaissance du fait. Mais qu’est-ce que la connaissance des faits si ce n’est le droit ? Si l’on y réfléchit un instant, on voit immédiatement que le droit n’est rien d’autre que l’être des relations humaines, un être nécessaire, absolu, la seule forme terrestre de connaissance qu’il nous soit donné d’avoir de l’être, si certain que nous le possédons tous, car nous vivons tous juridiquement même sans avoir jamais ouvert le code, et en vivant continuellement nous créons le droit et dans l’acte même de le poser nous le connaissons. Le chemin vers cette connaissance est le jugement, jus dicere, un mot merveilleux qui exprime à la fois la connaissance et la création… L’écrivain français qui a dit que le droit est ce que les juges disent être le droit pensait faire une remarque sceptique, mais il exprimait au contraire une vérité profonde, en fait la seule vérité qui puisse être exprimée dans la définition du droit » (Satta, 1994, p. 44-45).

Faire de la casuistique, en définitive, permet de comprendre que la qualification opérée par le droit n’implique pas que la signification des principes et des catégories juridiques soit fixée une fois pour toutes, car les instruments du droit fonctionnent en réalité comme un dépôt de « pouvoir faire » susceptible de s’activer dans les opérations et les circonstances les plus diverses. C’est à la sagacité des acteurs (juristes et profanes) de faire fructifier ce capital latent par un effort d’imagination qui soit capable d’envisager non seulement des applications inédites, mais aussi des instruments nouveaux. Certes les juristes et les historiens du droit ont moins de difficulté que les historiens purs à employer la catégorie du « latent » pour caractériser cette temporalité suspendue et propre aux techniques juridiques, les données actuelles étant pour ces derniers le seul indicateur empirique valable. Et pourtant dès qu’on a affaire au droit, force est de constater que la dimension du latent ne peut être oblitérée sans amputer la dynamique historique de cette inertie productive propre aux dispositifs et à leur capacité instituante.

Or, ce qui caractérise l’attente cognitive du juriste ou de l’historien du droit lorsqu’il se tourne vers son objet est la possibilité d’isoler la présence des données et opérations juridiques du reste de la réalité qui les entoure. L’individuation primaire des constructions normatives est immédiatement fonctionnelle à la possibilité de constater le degré de leur prise sur la réalité. Un bon juriste ou un bon historien du droit, sauf s’il est aveuglé par un réalisme obtus et néandertalien, ne pourra nier leur existence abstraite dans la mesure où à celle-ci correspond leur validité. Mais cette individuation primaire isolée du reste rendra aussi compréhensible leur fonctionnement de conditions hypothétiques capables de s’activer, le cas échéant, pour produire des effets pertinents pour le droit, mais aussi pour les rapports sociaux à part entière. C’est là un point où normativité juridique et normativité sociale divergent clairement. Je voudrais prendre comme exemple le concept d’institution, car la manière de l’entendre par la sociologie n’est pas précisément celle du droit.

L’institution

Il est bien connu le rôle fondamental que joue cette notion dans l’école sociologique française, au point que l’institution devient l’emblème, pour ainsi dire, du fait social. Prenons par exemple d’abord la définition très célèbre de Durkheim : « des croyances et des modes de conduite institués par la collectivité » (Durkheim, 1967). L’institution est ainsi toute forme de production collective qui s’impose aux individus et en précède l’existence. Cette conception est davantage explicitée par ses élèves Marcel Mauss et Paul Fauconnet qui proposent une définition très large, voire débordante :

« Qu’est-ce en effet qu’une institution sinon un ensemble d’actes ou d’idées tout institué que les individus trouvent devant eux et qui s’impose plus ou moins à eux ? Il n’y a aucune raison pour réserver exclusivement, comme on le fait d’ordinaire, cette expression aux arrangements sociaux fondamentaux. Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles ; car tous ces phénomènes sont de même nature et ne diffèrent qu’en degré. L’institution est en somme dans l’ordre social ce qu’est la fonction dans l’ordre biologique : et de même que la science de la vie est la science des fonctions vitales, la science de la société est la science des institutions ainsi définies » (Mauss, Fauconnet, 1901, p. 12).

On peut se demander si une définition aussi ambitieuse est à la hauteur de la clarté descriptive qu’exige une nouvelle discipline consacrée à cette rigueur scientifique dont elle est fière. D’autant plus que, pour les deux auteurs, l’institution n’indique pas seulement des phénomènes consolidés qui appartiennent au passé, mais aussi leurs transformations dans le présent. Non pas la chose fixe, mais son évolution :

« Les institutions véritables vivent, c’est-à-dire changent sans cesse : les règles de l’action ne sont ni comprises ni appliquées de la même façon à des moments successifs, alors même que les formules qui les expriment restent littéralement les mêmes. Ce sont donc les institutions vivantes, telles qu’elles se forment, fonctionnent et se transforment aux différents moments qui constituent les phénomènes proprement sociaux, objets de la sociologie » (Mauss, Fauconnet, 1901, p. 12).

Mais au-delà du spasme titanesque qui appartient à la phase héroïque d’un savoir prenant conscience de sa spécificité vis-à-vis de savoirs structurés selon des chronologies beaucoup plus longues, on peut s’étonner qu’à cette toute-puissance globale revendiquée par le concept sociologique d’institution échappe une donnée fondamentale. En réalité, plus que d’un manque, il faut parler d’une relégation délibérée : l’institution est considérée comme un point de départ, une structure de relations et de règles déjà établies a priori. Vincent Descombes souligne d’ailleurs l’aspect étrange de ce qui existe sous la forme d’une préexistence (Descombes, 2021). Pourtant, la condition (pas si marginale) qu’une structure résulte d’opérations précises, répétables lorsque nécessaire, n’est pas suffisamment mise en valeur. En d’autres termes, la sociologie laisse dans les coulisses la forme de la pratique fondatrice, qu’elle soit caractérisée par des procédures rituelles régulières ou qu’elle se concrétise par des actes sociaux qui renversent l’ordre existant. Mieux, la sociologie considère les procédures et les rituels comme les prémisses causales qui dévoilent leur sens seulement dans la concrétisation du résultat final qu’est l’institution et pas en deçà de celle-ci.

Pour honorer pleinement ses immenses promesses cognitives, l’analyse sociologique n’aurait pas dû laisser sans réponse la question de l’acte d’instituer, c’est-à-dire d’ordonner au préalable des séquences d’actes qui rendent dès le début une institution artificielle, lui donnent une continuité ou dirigent son changement. C’est-à-dire qu’elles la dénaturent. Le moment de l’abstraction, représenté par les critères qui organisent la naissance et la vie de l’institution, semble se résorber dans le fait social total. Ainsi, le dynamisme de l’institution sur lequel Durkheim et son école insistent revient au mouvement de toutes les forces qui opèrent dans la société. Il ne peut être identifié dans des mécanismes purement hétéronomes comme les opérations du droit.

Prenons un cas d’école comme la famille : les règles qui régissent le mariage sont considérées comme une composante qui s’ajoute aux pratiques, croyances, habitudes, valeurs et modes caractérisant la vie d’un couple et de leurs descendants. Mais pour penser l’institution-famille, aucune prééminence logique n’est accordée à la matrice juridique et au cadre normatif qu’elle établit. On pourrait presque dire qu’une notion comme « famille de fait » sonne pour la sociologie comme un truisme stérile, une tautologie, alors que pour le droit, elle indique une condition matérielle dépourvue de cette reconnaissance formelle d’où découlent des conséquences légales à l’égard des membres de la famille et des tiers. La famille serait déjà un fait social autonome, c’est-à-dire un ordre concret par rapport auquel les normes du code civil qui établissent sa formation et organisent son fonctionnement ne jouissent pas d’un statut supérieur. La famille ne serait pas ainsi surdéterminée par l’acte de la qualification juridique, le code civil n’étant qu’une composante d’un agencement plus complexe. En revendiquant cette vision de l’institution-famille selon la pensée juridique de l’ordre-concret, Carl Schmitt a implicitement rendu hommage au sociologisme qui l’imprègne (Schmitt, 2015). Toutefois, pour une histoire conceptuelle du droit qui ne se contente pas d’une lecture de l’institution aplatie sur les sciences sociales, le problème est d’essayer de séparer le plus possible cette notion de la dimension du fait social. Pour cela, il faut valoriser le taux d’artificialité qui lui appartient, bien au-delà de la métamorphose du début du XXe siècle où l’institution connote une théorie du droit dénommée précisément institutionnalisme.

En 1922, Hans Kelsen avait adressé une critique décisive à la vision durkheimienne du fait social (et donc de l’institution) comme une chose qui serait dotée d’une force contraignante sur la conduite individuelle. La société était ainsi érigée en totalité hétéronome lui valant le rôle de substitut de Dieu. Selon Kelsen, ce lien d’interdépendance des individus dans le tout social ne peut aucunement dériver du processus d’interaction naturelle entre les individus eux-mêmes. Il résulte plutôt de la référence à l’ordre d’un système normatif qui est à l’origine de ce caractère coercitif du social, et en particulier de la formation sociale par excellence qu’est l’État (Kelsen, 1988). Plus récemment, il a fallu l’œil averti d’un romaniste atypique comme Yan Thomas pour dénoncer que le droit n’admet pas les faits sociaux comme données primordiales, mais seulement la qualification de faits en termes de jugement de valeur (Thomas, 1999). L’institution est toujours une construction hétéronome qui suppose l’irruption d’un fait instaurant une discontinuité dans la succession naturelle des événements. Ce commencement tient à une séquence d’actes aboutissant à un jugement pratique sur une réalité qui n’existe que du fait de cette qualification. L’institution n’est donc pas le résultat de l’accumulation dans le temps d’habitudes et de pratiques purement conventionnelles s’imposant aux sujets comme l’évidence du fait social total. À ce constat ontologique, qui concerne l’institution aussi bien dans son aspect statique que dans son aspect dynamique-évolutif, il faut ajouter deux corollaires importants. Il s’agit de comprendre la construction derrière le fait institutionnel, c’est-à-dire le processus germinal qui donne forme à l’acte institutionnel.

C’est exactement ce que nous pouvons retrouver dans les sources du droit romain mais aussi dans la théologie. Je terminerai en indiquant deux exemples qui devraient illustrer la dimension sémantique et pragmatique de ce qu’« instituer » veut dire. Dans les termes du droit romain, le verbe instituere signifie attribuer un nom à une entité personnelle ou réelle, faisant descendre de cette qualification l’apparence d’une réalité nouvelle et différente, à laquelle sont attribuées des conséquences en termes de droits, de devoirs et de pouvoirs. Pour n’évoquer qu’un exemple très connu et relativement didactique, la formule heredem instituere (D.28.5 : De heredibus instituendis) indique l’opération verbale par laquelle un sujet désigne un autre comme successeur (heres esto) de son patrimoine. De cette façon, elle le dote d’un statut qui le transforme, en réalité, en une nouvelle subjectivité juridique et sociale par rapport à sa condition humaine nue. Instituer c’est donc réaliser une opération normative capable de décrire et en même temps de fonder une réalité en termes de droit au-delà de sa dimension naturelle ou factuelle. À cet égard, Pierre Bourdieu avait parfaitement compris que c’est dans le pouvoir de nomination que réside la prérogative spécifique du champ juridique dans la mesure où l’autorité légitime dispose d’une force « d’énonciation créatrice, qui, en consacrant ce qu’elle énonce, le porte à un degré d’existence supérieur, pleinement accompli, celui de l’institution institué » (Bourdieu, 1986, p. 13). Il va de soi qu’on n’institue jamais ex nihilo, à savoir dans l’absence des conditions matérielles, sociales, culturelles etc., c’est-à-dire des rapports de force qui ont rendu possible cette opération. Mais l’acte d’instituer réalise précisément un saut symbolique par rapport à ce substrat, il n’est pas simplement son émanation.

Il ne nous échappera pas que si, pour le droit civil, l’institution est le fruit d’un processus animé par le verbe instituere, nous trouvons une création analogue aussi dans le domaine de la théologie et du droit canon. Prenons la formule Jesus Christus instituit ecclesiam employée par Thomas d’Aquin dans la Summa contra Gentiles (lib. 4, cap. 76, n. 8). Cet énoncé peut être interprété de différentes manières, notamment en supposant que l’Église a été établie non pas par le Christ mais sur le Christ. Cependant, le parallélisme formel et technique avec le modèle du droit romain, qui indique dans le verbe instituere un moment à la fois fondateur et transmissif, est flagrant. Il s’agit d’une véritable déclaration programmatique que la scolastique a placée au fondement de la succession apostolique, c’est-à-dire d’une Église qui est l’héritière directe du Christ par les apôtres, selon le cadre déjà esquissé dans la première lettre de Clément à la fin du Ier siècle (Lettre aux Corinthiens, 42.1-2 ; 44.1-2). En établissant l’Église, le Christ déploie ainsi le double sens pragmatique du verbe instituere tel qu’il était déjà dans l’usage latin : « donner vie » à une figure jusqu’alors inexistante et « instruire » ceux qui auront affaire à elle ; dans le cas de l’Église, il s’agit de l’autorité du ministère ordonné.

En guise de conclusion je voudrais laisser la parole à Yan Thomas, qui sur ce sujet a exprimé la pensée la plus limpide valant comme véritable testament :

« Dans le monde des institutions, rien ne peut avoir le statut de données. L’idée de fait social (et a fortiori de « fait social total ») dans cette perspective n’a pas de sens. Du point de vue institutionnel, un fait social n’a d’existence que dans la mesure où il est qualifié et donc préformé selon des catégories qui découlent d’un jugement de valeur, c’est-à-dire d’un jugement pratique. Pour juger, il faut distinguer, et pour agir, il faut séparer : les objets ne peuvent plus être liés les uns aux autres par des chaînes d’interdépendance sans fin. Tout d’abord, les « faits » sont pris sous l’emprise de significations hétéronomes, qui les constituent en tant qu’unités distinctes. C’est précisément cela qu’il faut comprendre » (Thomas, 1999, p. 10).

POUR FAIRE LE POINT

  1. Quelle est la spécificité du droit à l’intérieur de l’ensemble plus vaste de la normativité ?
  2. Quelle est la dimension temporelle des formes juridiques ?
  3. Quelle est la différence entre « l’institution » des juristes et « l’institution » des sociologues ?
  4. Le fait social est-il un concept essentiel pour le droit ?

Bibliographie :

Pierre Bourdieu, 1986 « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, p. 3-19.

Vincent Descombes, 2021 « L’institution au sens large», Élodie Djordjevic, Sabina Tortorella, Mathilde Unger (dir.), Les équivoques de l’institution. Normes, individu et pouvoir, Paris, Garnier, p. 19-34.

Émile Durkheim, 1967 [1894] Les règles de la méthode sociologique, Paris, Presses Universitaires de France.

Hans Kelsen, 1988 « La notion d’État et la psychologie sociale. À propos de Ia théorie freudienne des foules », Hermès. La revue, 2, p. 134-165.

Niklas Luhmann, 1981 Ausdifferezierung des Rechts, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp.

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